This is a reproduction of a library book that was digitized by Google as part of an ongoing effort to preserve the information in books and make it universally accessible.
Google books
https://books.google.com
À propos de ce livre
Ceci est une copie numérique d’un ouvrage conservé depuis des générations dans les rayonnages d’une bibliothèque avant d’être numérisé avec précaution par Google dans le cadre d’un projet visant à permettre aux internautes de découvrir l’ensemble du patrimoine littéraire mondial en ligne.
Ce livre étant relativement ancien, 1l n’est plus protégé par la loi sur les droits d’auteur et appartient à présent au domaine public. L'expression “appartenir au domaine public” signifie que le livre en question n’a jamais été soumis aux droits d’auteur ou que ses droits légaux sont arrivés à expiration. Les conditions requises pour qu’un livre tombe dans le domaine public peuvent varier d’un pays à l’autre. Les livres libres de droit sont autant de liens avec le passé. Ils sont les témoins de la richesse de notre histoire, de notre patrimoine culturel et de la connaissance humaine et sont trop souvent difficilement accessibles au public.
Les notes de bas de page et autres annotations en marge du texte présentes dans le volume original sont reprises dans ce fichier, comme un souvenir du long chemin parcouru par l’ouvrage depuis la maison d’édition en passant par la bibliothèque pour finalement se retrouver entre vos mains.
Consignes d’utilisation
Google est fier de travailler en partenariat avec des bibliothèques à la numérisation des ouvrages appartenant au domaine public et de les rendre ainsi accessibles à tous. Ces livres sont en effet la propriété de tous et de toutes et nous sommes tout simplement les gardiens de ce patrimoine. Il s’agit toutefois d’un projet coûteux. Par conséquent et en vue de poursuivre la diffusion de ces ressources inépuisables, nous avons pris les dispositions nécessaires afin de prévenir les éventuels abus auxquels pourraient se livrer des sites marchands tiers, notamment en instaurant des contraintes techniques relatives aux requêtes automatisées.
Nous vous demandons également de:
+ Ne pas utiliser les fichiers à des fins commerciales Nous avons conçu le programme Google Recherche de Livres à l’usage des particuliers. Nous vous demandons donc d’utiliser uniquement ces fichiers à des fins personnelles. Ils ne sauraient en effet être employés dans un quelconque but commercial.
+ Ne pas procéder à des requêtes automatisées N’envoyez aucune requête automatisée quelle qu’elle soit au système Google. S1 vous effectuez des recherches concernant les logiciels de traduction, la reconnaissance optique de caractères ou tout autre domaine nécessitant de disposer d’importantes quantités de texte, n’hésitez pas à nous contacter. Nous encourageons pour la réalisation de ce type de travaux l’utilisation des ouvrages et documents appartenant au domaine public et serions heureux de vous être utile.
+ Ne pas supprimer l'attribution Le filigrane Google contenu dans chaque fichier est indispensable pour informer les internautes de notre projet et leur permettre d’accéder à davantage de documents par l’intermédiaire du Programme Google Recherche de Livres. Ne le supprimez en aucun cas.
+ Rester dans la légalité Quelle que soit l’utilisation que vous comptez faire des fichiers, n’oubliez pas qu’il est de votre responsabilité de veiller à respecter la loi. Si un ouvrage appartient au domaine public américain, n’en déduisez pas pour autant qu’il en va de même dans les autres pays. La durée légale des droits d’auteur d’un livre varie d’un pays à l’autre. Nous ne sommes donc pas en mesure de répertorier les ouvrages dont l’utilisation est autorisée et ceux dont elle ne l’est pas. Ne croyez pas que le simple fait d'afficher un livre sur Google Recherche de Livres signifie que celui-ci peut être utilisé de quelque façon que ce soit dans le monde entier. La condamnation à laquelle vous vous exposeriez en cas de violation des droits d’auteur peut être sévère.
À propos du service Google Recherche de Livres
En favorisant la recherche et l’accès à un nombre croissant de livres disponibles dans de nombreuses langues, dont le frangais, Google souhaite contribuer à promouvoir la diversité culturelle grâce à Google Recherche de Livres. En effet, le Programme Google Recherche de Livres permet aux internautes de découvrir le patrimoine littéraire mondial, tout en aidant les auteurs et les éditeurs à élargir leur public. Vous pouvez effectuer
des recherches en ligne dans le texte intégral de cet ouvrage à l’adresse http : //books.gqoogle.com
< #4 Le V2,
à = L 1,7 ,
eo L L. « -
à .
ef | AL 3 — . .
. _
| JPA uns. Pissisissssiésssnssntis > ent meimReEnerensnasasaer ten an ne
“IN MEMORY OP JAMES JACKSON | LOWELL
FIRST SCHOLAR OP THE CLASS OF 1858 X/LBFTTHE LAW : SCHOOL AT THE OUTBRBAK OF THE CIVILWAR TO JOIN THE 20 TH MASSACHUSETTS | VOLUNTEBR INFANTRY MORTALLY WOUNDED AT THE BATTLE OF GLENDALE JULY 5OTH 1862
7] . = en - … _ = Le LLELZLRELTELRALEETA fe | A LATE é
PSN Je ARC Pr AN eu eve di PR LÉ DA AR Pa AC a
2 , è a + LA F > >» >
FROM THE GIPT OF HIS SISTER HARRIET LOWELL PUTNAM | M'CMXMVI |
QC AAC AAC A EN RENAN
LL MM DO000000000 0000008 Ti VOULU
nc me A 6 dE v —
; 1 LR L
(fs
‘ Y,cONr r , LD" _
«. # Ci
Digitized by Google
REVUE LYONNAIS
Digitized by Google
REVUE LYONNAIS
if
REVUE
DU
LYONNAIS
1835
ell
Fondée
TOME XXVI
CINQUIÈME SÉRIE
2 “ss
. <>
N
LYON
Aux BUREAUX DE LA REVUE DU LYONNAIS
5, Rue Stella, 3
ee
1899
Er 88.1,6
_ - ts"
_ e +
Harvard Colisge Libreæy May 18, 1922 d,J. Lowell fund
ARTHUR DE GRAVILLON
4!
À =
dur Pat 4 Hi/E1 | 24 à # : > « | (pwerzs L e} -
JN pourrait écrire sur la tombe d'Arthur de Gravillon : « Ci gitun Lyonnais ». Aucun artiste n’a plus que le regretté défunt prèché la décen- tralisation et l’affranchissement pour Lyon de la métropole de Paris. |
Dans un discours prononcé au banquet des artistes de la Société Lyonnaise des Beaux-Arts, le 24 février 1898, Arthur de Gravillon disait :
« Paris vous le savez, méprise k province, il la regarde comme un sous-sol humide, oubliant que ce sous-sol est le cœur même de la France et renferme les vins généreux ainsi que les forces vives de la nation. Bien que les puis- santes coteries parisiennes soient composées en majorité de provinciaux émigrés, campés, groupés là-bas, elles nous
6 ARTHUR DE GRAVILLON
dédaignent et nous dominent tout ensemble. Nous nous courbons devant elles et nous les subissons. Nous leur sacrifions le plus souvent notre originalité native.
« Est-ce qu’à l’époque où Raphaël et Michel Ange, ces papes de l’art tronaient à Rome, dans toutes les autres villes de l'Italie, il n'y avait pas d’autres artistes s'illustrant libre- ment en des senres différents ? Masaccio et Donatil à Florence, Jean à Bologne, Léonard de Vinci à Milan, et à Venise, l’étincelante trinité de Paul Véronèse du Titien et du Tintoret.
« N'avons-nous pas eu nous aussi à Lyon nos architectes comme Philibert Delorme, nos sculpteurs comme Covsevox et Coustou, nos peintres comme Stella, et jusqu'en cette fin de siècle le doux Flandrin, le robuste Chenavard, le fier Meissonier, le cher et poétique Puvis de Chavannes, ne sont-ils pas nos compatriotes ?
« Fils de Lyon que noussommes, pourquoi tendre toujours le cou vers Paris, et aspirer à boire les eaux troubles de la Seine, lorsque nous avons le double courant autrement large et limpide de la Saône et du Rhône ? » |
Cette idée de décentralisation, éloquemment résumée dans le discours de 1898, avait dominé Ja vie d'Arthur de Gravillon, qui abandonna Paris pour s'installer définiti- vement à Lyon.
La Revue du Lyonnais manquerait à sa raison d’être, si elle n'adressait à l'artiste Ivonnais que fut Arthur de Gra- villon un souvenir ému. |
Nous n'avons pas pour but de nous livrer à un examen littéraire ct artistique des œuvres de notre distingué conci- toven. Cet examen à Été fait pendant des années etle temps des polémiques est passé. Mais nous crovons intéresser nos lecteurs en leur donnant quelques notes biographiques
ARTHUR DE GRAVILELON AE
4
sur Arthur de Gravillon et un aperçu de l’œuvre immense de cet infatigable travailleur.
Arthur de Gravillon, né à Lvon en 1828, était fils d’un ancien garde du corps de Charles X, cet de la petite-fille de Pillustre Camille Jordan. Il avait épousé MM: Gabrielle de Vauxonne, fille d’un conseiller à la Cour d’appel de notre ville.
Pour se conformer aux désirs de ses parents, Arthur de : Gravillon fit des études de droit, devint attaché au Parquet du procureur général Devienne, et obtint le poste de substitut à Gex. Sa carrière dans la magistrature, ne devait pas être longue, son esprit humoristique fut tenté par le spectacle qu'offre une petite ville et il publia un livre sensationnel, intitulé /es Dévotes. Le pseudonyme de Diogéne ne cacha pas un seul instant le véritable nom d’un auteur dont l'œuvre commentée comme chronique locale souleva de vives récriminations. |
Arthur de Gravillon, riche, et d'esprit indépendant, répondit par s1 démission aux explications qu’on lui demandait, et dès lors, se livra tout entier à sa véritable vocation, c'est-à-dire à l’art et aux lettres.
Voici une liste de ses principaux ouvrages littéraires :
Education des abeilles, Lvon, Aimé Vingtrinier, 1856.
Dieu pour tous, 1856.
Les Vers à soie, Lyon, Aimé Vingtrinier, 1857.
J'aime les merts, Paris, Baudrillart et Cie, éditeurs (très belle édition), 1861.
Les Dévotes, Paris, Ballay ainé, éditeur, 1862.
Histoire du feu, par une bûche, Lvon, Méra, libraire, 1862.
Elévations, Paris, Victor Poillet, éditeur. |
À propos de bottes, Paris, Achille Faure, éditeur, 1865.
8 ARTHUR DE GRAVILLON
De la malice des choses, Poulet-Malassis, éditeur.
De l'oisiveté incomprise, Lyon, Aimé Vingtrninier.
Trois lettres à MM. les moutons de Panurge, Lyon, librairie Charles Méra, 1871.
Le jour de ces dames, Lyon, librairie Henri Georg, 1888.
Vie de Divitiac, Rev, 1893.
Découverte d'un village gaulois, imprimerie Rey, 1896.
Leitre à M. le Directeur du « Journal des Artistes » sur le temple de Diane à Aix-les-Bains, Lyon, Rey, 1897.
Considérations philosophiques à propos d'une puce, Lvon, Rev, 1898. |
Vieilles choses regrettées, Lyon, Rey.
Médiiations en chemin de fer, Lyon, Ballay et Conchon.
Le Roman de la Foudre, La Marseillaise du travail, Une soirée chez Victor Hugo, Rey.
La vie et la mort d'un arbre en Bretagne, Rey.
Un jour à la Chesnaye, et une nuit à Combourg, Rex.
Le marché du quai Saint-Antoine, Rex.
Le temple de Diane à Aix-les-Bains, Pour les sculpteurs lvonnais, Un premier, Lvon, Rev, 1899.
Cette dernière brochure n’a précédé que de quelques jours la mort de l'auteur.
L'œuvre du sculpteur n'est pas moins considérable. Citons :
Le Premier Semenr, exposé à Paris 1874, et à Lyon 187$ (médaille de bronze).
La Vestale coupable, marbre, 1878 (médaille d'argent à Lvon).
Peau d'ane, statue marbre, 1882 (mention honorable à Paris). |
Le Chercheur d'or, Mort pour la Patrie, PEnfant prodigue,
le Génie de Pélectricité, Première Douleur,
ARTHUR DE GRAVILLON 9
Buste marbre du comte de Rougé, 1883 (commande de l'Etat pour l’Institut).
La Perle, statue plitre destinée à l'Exposition universelle de Lyon comme motif d'éclairage électrique.
Monument de Claude Ecrnard pour son village natal de Saint-Julien, Rhône (à Paris, 1884, mention honorable; à Lyon, première médaille de vermeil).
Le Sphinx, Guérie, Le Sacré-Cœur, Prière, Aspiration, le Triptyque de la Miséricorde.
Nous pourrions citer un grand nombre de bustes, ceux de Mgr Caverot, de Mer Foulon, de l'abbé Hvvrier, dé l'abbé Dauphin, de M. Le Rover, président du Sénat, de Mer Gouthe-Soulard, de M'ie Van Zandt, du chiromancien Desbarolles, de M. Molier, le propriétaire du célèbre cirque, etc., etc.
Le sculpteur, fidèle à son système de décentralisation, à fait don de quelques-unes de ses œuvres à des villes de province. |
Le musée de Lyon possède Pean d’'Ane, le musée de . Marseille Première Douleur, le musée d'Aix Guérie, l'église d’'Ecully une statue du Sacré-Cœur, l’église de Vernaison une statue de la Vierge, et l’école Saint-Charles d'Ecully une statue de la Vierge. Sur la place du Champ de Mars, à Autun, a été inaugurée en grande pompe la statue de Divi- tiac, chef militaire et druide du pays des Eduens, ami de Cicéron et de César. |
Nous nous bornons à refléter une opinion unanime à Lyon, en disant que notre muste possède l’œuvre maitresse d'Arthur Gravillon. Peau d’'Ane lui assure une place dis- tinguée parmi les sculpteurs.
Pour les œuvres littéraires, nous mentionnerons spécia- lement, après /es Dévoles, dont nous avons parlé, J'aime les
10 ARTHUR DE GRAVILELON
morts et Elévations. Ces deux derniers livres ne révèlent pas seulement l'humour habituel de Pauteur, mais un grand talent d'écrivain et de penseur.
Nous pouvons dire, avec certitude, qu'Ælévalions est, dans toute la force du terme, un livre de piété.
Un mot fort juste sur Arthur de Gravillon à été écrit par le Courrier de Cannes : «Dans les différentes branches qu'il a abordées, il est toujours resté lui, c’est une figure originale qui disparait. »
Aucune appréciation ne saurait être plus éxacte. Dans presque toutes les œuvres de lartiste défunt on retrouve une pensée qu'il exprimait ainsi: « Le culte sacré de l’art est la religion suprème. On s'élève directement vers le cicl en suivant comime le plus court chemin la ligne droite du pur ravon qui en descend. »
Mais l’auteur d'Elévations avait le cœur trop bien placé pour ne pas finir par comprendre que sa formule ctait incomplète. Assisté d’un vénérable prètre des Chartreux, l'abbé Bernard, avec lequel il était Hé depuis plusieurs années, Arthur de Gravillon est mort en chrétien le 7 fc- vricr 1899, reconnaissant que l'idéal du Beau, du Bien et du Vrai, n'est et ne peut ètre que Dieu.
Robert BOUBÉE,
Avocat près la Cour d'appel de Tvon.
LES
IMPRIMEURS LYONNAIS
Au XVI: Siccle (1)
a
OUS n'avons pas à présenter aux lec- teurs de cette Revue la Bibliographie lyonnaise du XVI siècle. Tous con- naissent déjà cet ouvrage qui a sa place marquée parmi les grands
Èe classiques de la bibliographie et qui honore autant ses auteurs que l’art admirable auquel il est consacré. On sait que la Bibliographie lyonnaise est le fruit des immenses recherches de feu M. le président Baudrier, considérablement augmentées encore par son fils, M. Julien Baudrier, et publiées par celui-ci avec une science
(1) Bibliographie lvonnaise. Recherches sur les imprimeurs, libraires, relieurs et fondeurs de lettres de Lvon au xvie siècle, par le président Baudrier, publiées et continuées par J. Baudrier. Quatrième série, — Paris et Lvon. In-8.
12: LES IMPRIMEURS LYONNAIS
et un zèle auxquels on ne saurait rendre de trop justes éloges.
Non content de dépouiller les archives dont les moins accessibles s'étaient ouvertes devant lui et d'en tirer une foule de documents précieux pour l'histoire de la trpogra- phie et des tvpographes de Lvon, le président Baudrier avait rassemblé. aussi une foule de notes bibliographiques sur les principales éditions publices dans cette ville, notes qui forment le complément indispensable des documents d'archives. Ce sont ces matériaux que la piété filiale de M. Julien Baudrier a si bien su coordonner, en les augmen- tant de toutes les découvertes que des recherches étendues dans les principales bibliothèques d'Europe et dans les catalogues de librairie lui ont permis de faire en abon- dance. |
Depuis 1895, M. Baudrier à fait paraitre quatre volumes qui seront suivis de bien d’autres et témoignent de sa persévérance autant que de son infatigable activité. Le plan adopté par lui est simple et nous croyons qu'on n’en pou- vait choisir de meilleur, parce que seul il permettait d’entre- prendre et de mener à chef cette immense publication. Sans s'astreindre à l'ordre alphabétique ou chronologique, dont Putilité serait d’ailleurs assez faible, de nom- breuses tables venant v suppléer, M. Baudrier publie les monographies de chaque imprimeur ou libraire au fur et à mesure de leur achèvement. En tête de chacune de ces notices, l’auteur place les documents recueillis dans les archives, puis la liste chronologique des éditions, décrites avec toute la précision requise aujourd’hui par la science bibliographique. :
Sans doute, et malgré toute Î1 conscience de ces recherches, un certain nombre de volumes auront échappé
AU XVI SIÈCLE 13
aux auteurs de la Bibliographie lyonnaise. Il serait chimé- rique d’espérer pouvoir être absolument complet dans un -aussi vaste domaine, mais c'est précisément la publication de ses notices qui permettra à M. Baudrier d'atteindre des éditions dont il n'a pu jusqu'ici avoir connaissance. Ce sera l'affaire de supplémentsque lesvstème adopté par M. Baudrier permettra de joindre aisément à l'ouvrage principal.
Déjà précieuse par elle-même, cettesuperbe publication, qui se fait remarquer par un luxe de bon aloi, l’est encore davanta- ge par les innombrables fac-similés de marques, de caractères typographiques et de figures sur bois que l’auteur, sans reculer devant aucune peine ni aucune dépense, à jointes à son texte avec une intelligente prodigalité, C’est un instrument de premier ordre que M. Baudrier met dans la main des travailleurs. Il y a là, pour la bibliographie et l'iconographie, matière à nombreuses découvertes et à rapprochements inattendus. On comprendra mieux d’ailleurs quelle est, à ce point de vue, l’inappréciable valeur de cette publication, quand nous dirons que la série des marques de Benoit Rigaud comprend À elle seule quatre-vingts numéros.
La quatrième série, qui vient de paraître et dont nous avons plus spécialement à rendre compte, offre à cet égard un intérèt tout particulier : M. Baudrier v à multiplié les reproductions de titres, de marques, bandeaux, lettres ornées, planches et portraits de toute nature. Nous sivna- lcrons entre autres les portraits d'Antoine du Verdier, de Ronsard, de Guillaume des Autelz et de sa femme, de Jean Brèche (tr), des planches tirées de lOfficium B. Marix
(1) Un document récemment découvert par M. Baudrier lui permet d'établir aujourd’hui que ce portrait est l'œuvre de Claude Clérembault,
14 LES IMPRIMEURS LYONNAIS
Pirginis de Boninus de Boninis et de Jean Didier, la série des marques de Louis Cloquemin, de Thibaud Payen, de Thomas Soubron, de Sébastien ct Barthélemy Honorat,
2
# { ’ st J © \ .
|
IT
S ,
ns È Dù Z 4 24 Mi 1 LI { Lu À è Ÿ - [A x” Apy NU A tre D à | ‘ 3 ns 4 / . = PSS \ 4 + . 2 à h 01 " F CA 4,2 € > — 7 E | eZ - 4 127 . Eu 5 A U
n FE2 . Z L3 : À " + : gt 4 L n … R » 12 ” À : : = | x 7 : : é 4 1”,
42 * NY a À ,
un L
à PA
NS 7 AVI RER » nn. 2. 2° « [1 . : En —_ 2
SPÉCIMEN DES FIGURES SIGNÉES : I. D.
de lOficium B. Marix Virginis de J. Didier, 1597
De ce dernier libraire, M. Baudrier nous donne encore une
série de grande valeur : ce sont des spécimens des cartes
signées par Antoine du Pinev et des figures de la célèbre
LE
PAULINE, { À il (| CRUE À 5 ri VE '
F
its
LUE D (CA
{ À
Ai AR
D NE
PS .
N O'À = 4 NS De nc A + RS cv AT "| = )
SPÉCIMEN DES MARQUES DE Louis CLOQUEMIN
16 LES IMPRIMEURS LYONNAIS
Bible de 1585, en particulier la Marche des Israëlites dans le désert, œuvre caractéristique de Pierre Cruche dit Eskrich, cet intéressant peintre-graveur qui, né à Paris, a passé à Lyon la plus grande partie de son existence, après un séjour de quelques années à Genève. Dans une notice récemment parue (1), M. Katalis Rondot à rendu à ce maitre la place qu'il mérite dans l'histoire de la gravure sur bois, en mon- trant que de nombreuses séries de planches, parmi lesquelles figurent au premier rang celles de la Bible de Rouville, que l'on avait attribuées sans preuves à un prétendu graveur du nom de Jean Moni, sont en réalité l'œuvre de Pierre Eskrich. Une étude attentive des productions de cet artiste nous a conduit *à adopter entièrement les conclusions de M. Rondot.
C'est là, après bien d’autres services rendus par l'éminent érudit à la cause de l’art en France, une très importante contribution à l'histoire de la gravure sur bois à Lvon au vi siècle, histoire qui présentait jusqu'ici des difficultés inextricables, résolues aujourd’hui en bonne partie par les pénétrantes recherches de M. Rondot.
Nous avons tenu à rendre hommage au maitre infatiga- ble chez lequel les années semblent redoubler la vigueur intellectuelle, mais nous devons revenir à cette quatrième série de la Bibliographie [vonnaise qui doit nous occuper ici.
Parmi les nombreuses notices contenues dans le volume, nous sisnalerons comme présentant une importance spé- ciale, celles consacrées aux imprimeurs Thibaud Paven (1519-1570), et Sulpice Sabon (1535-1549), aux libraires Guillaume Boullé (1543-1545), Louis I Cloquemin (1560-1581), François ct Jean Didier, Thomas Soubron,
(1) Les graveurs sur bois d Lvon an XVIe sicéles 1898, in-8,
AU XVI SIÈCLE se
Jean ‘Temporal, Jean Vevrat, Barthélemy et Sébastien Honorat, Jean Saugrain.
La bibliographie de l'œuvre de Thibaud Payen ne compte pas moins de 345 numéros. « Bon imprimeur, nous dit M. Baudrier, libraire hardi et entreprenant, il occupe un rang des plus honorables dans la typographie Ivonnaise du xvis siècle. » Il lui à manqué tou- tefois, ajouterons-nous, la note d'art
ou les préoccupations d'ordre litté- raire qui ont porté si haut le nom SpÉcIMEX DES MARQUES . de quelques-uns de ses confrères. nie Éd A propos de Sulpice Sabon qui à
té, lui, un typographe vraiment artiste, M. Baudrier fait une remarque intéressante. C'est à tort que les bibliogra- | phes ont attribué jusqu'ici la marque si connue du Rocher à Sulpice Sabon ; elle est en réalité celle du libraire Autoinc Constantin, lequel à si souvent employé les presses de Sabon qu'il est permis de croire à l'existence d'une association
EnNErE EUX:
MARQUE DE THOMAS SOUBROX, ne 2
Bien que la plus
longue et surtout la plus intéressante partie de la carrière
de Thomas Soubron, appartienne au xvI° siècle, ce libraire a N° 1. — Juillet 1809. >
18 LES iMPRIMEURS LYONNAIS
cependant publié, de 1592 à 1600, un certain nombre de belles et importantes éditions qui marquent avantageusc- ment sa place au xvi siècle et donnent un vif intérèt à la notice que lui a consacrée M. Baudrier.
Il noussuffira de rappeler les Œuvres de Pierre de Ronsard, 1592, S vol. in-12, et les Œuvres de Remy Belleau,1592et1593, 2 vol. in-12, ainsi que quelques volu- mes rarissimes tels que la Philocalie du sieur du Croset Forc- sien, 1593, In-12, ct les Escraignes dijon- noises composées par le fen s' du Buisson [Estienne T'abourot|, 1592, in-8, édition à peine connue, non décrite jusqu'ici et
qui serait digne d’une PORTRAIF DE RONSARD étude détaillée d’1- près l'exemplaire que
M. Baudrier signale à la bibliothèque de Woltenbüttel. Jean Temporal mérite une qgtention particulière comme éditeur de plusieurs relations de voyages en Afrique, insé- rces dans le Recueil de Ramusio. Il est regrettable, ajoute à ce propos, M. Baudrier, que les « tiers, quatrièmes ct et autres [tomes] consécutifs traitant de l’Asie, des Indes et autres parties descouvertes depuis peu de temps, n'avans estés veuës auparavant » annoncées par Temporal dans
GRANDE MARQUE DE TEOMAS SCUBRON
20 LES IMPRIMEURS LYONNAIS
l'avis au lecteur du dit recueil, n'aient pas vu Île jour. Outre le mérite très réel d’avoir rassemblé ct publié ces relations, Temporal a-t-il aussi celui d’en avoir traduit lui mème une partie, comme l'ont-avancé certains biblio-
GRANDE MARQUE DE JEAN TEMPORAL
uraphes ? M. Baudrier estime la chose douteuse, bien que TFemporal füt un lettré. Homme de bonnes lettres et homme de goût, tel fut, en effet, ce libraire qui nous apparait comme l’un des éditeurs Ivonnais les plus distin- gués du XVI siècle. Sa bibliographie présente un choix délicat de volumes aussi précieux par l'intérêt du texte que par les soins donnés à l'exécution. Citons dans le nombre :
AU XVI SIÈCLE 21
Art poelique Francois [par Thomas Sibilet], 1551 €t 1556, in-16. — Amoureux repos de Guillaume des Aultels, 1553,
DIT TT CZ LLNŸ PRE RE oO RN (| UV] AU 2 ’ > Se QUE UE
/ (7
7 # Frs CRE 4 . Fu
£ ADAM la D
ARAURM
(TL) ee UIVPRA TATSL CS C7 À
AE LLETE DL 4
He NM
4 A
5
?] EE À 7
\ Na aa
rT
PR 90 TA SLT ARR
à
PORTRAIT DE JEAN BRÈCHE
dans ses Commentarit, Jean Temporal, 1556.
:n-8. —— Le discours de la guerre de Malle, par Nicolas de Villegaignon, 1553, In-8. — Luc Apulee de l'asne doré,
Digitized by Google
22 LES IMPRIMEURS LYONNAIS
traduit par Jean Louveau d'Orléans, 1553, in-16, avec 48 figures dans la manière du Petit Bernard mais gravées par plusieurs mains de valeur très intgale. Ces bois ne sont en tous cas pas les mêmes que ceux de la Metamorphose autrement l'asne d’or, traduction de George de la Bouthiere, parue la même année chez Jean de Tournes.— Za Tricarite, par C. de Taillemont, 1556, in-8.— Histoire de FI. Joseplw, traduite par F. Bourgoing, 1558, in-folio. — Les Eslogues de Baptiste Mautuan, traduites par Laurent de la Gravière, 1558, in-8.
Quant à Jean Saugrain, 1 avait, comme tant d'autres de ses confrères, embrassé le protestantisme et devint l’un des adeptes les plus militants de l1 nouvelle religion. Associé avec Benoît Rigaud, son oncle, de 1555 à 1558, il s'en sépara pour se livrer plus librement à la publication des ouvrages de poléinique protestante. Sa librairie devint le fover d'où se répandirent tant de pièces anonymes, si rares aujourd’hui. Saugrain quitta Lyon en 1573 pour aller s'établir à Pau; il est fort probable que ce changc- ment de résidence fut déterminé par les massacres et les violences qui furent à Lyon les conséquences de la Saint- Barthélemw.
M. Baudrier met au nombre des publications de Saugrain un livret fort curieux et de toute rareté, qui a pour titre : Epistre du seigneur de Brusquet aux maguifiques & boncres Seigneurs, Syvndicz el Conseil de Geneve, Lvon, 1559, in-8. Cette pièce, dont nous ne connaissons qu'un exemplaire faisant aujourd'hui partie de la remarquable bibliothct- que de M. Perceval de Loriol, à Genève, est un pamphlet assez mordant dirigé contre les magistrats genevois de l'époque et il serait étrange qu'un calviniste aussi
convaincu que Pétait Saugrain eût consenti à publier
AU XVI‘ SIÈCLE 23
ce libelle, alors qu'il venait précisément de se séparer de son oncle Benoît Rigaud à cause de leur divergence d’opi- nions religieuses. En réalité, l’Epistre de Brusquet n'est pas sortie de la boutique de Saugrain; un document inédit tiré des Registres du Conseil de Genève et que nous aurions voulu pouvoir communiquer plus tôt à M. Baudrier, va nous révéler l'éditeur ct l’imprimeur de cette publication : Du 7 mars 1559. « Lettre diffamatoire contre Messieurs. Icv est mis en avant qu'on a imprimé à Lvon une cpitre diflamatoire contre ceste Seigneurie, soubz l'inscription de Brusquet fol du rov, combien que l’on pretend que ce soit Gueroult demorant à Lvon. Parquor est arresté qu'on s’enquiere de l'imprimeur pour estant trouvé en faire plaintifz et à cest effect on donne charge au Sr Amblard Corne, de s'en enquerir. » Du 16 mars. « Sus ce qu'on avoit donné charge de s’enquerir au Sr À. Corne, de l’auteur de ladite lettre et de imprimeur, il a icv raporté avoir entendu que l'imprimeur s'apele Benoit Piquot (1) dit Groz doz imprimant pour un autre nomimé Anthoine Volant en la rue Tomasson, l'auteur Guillaume Gueroult estant à Parvs dont la copie a esté envoyee à Lyon et qu'il ne s’en parle plus. Au reste que les magis- trats de Lvon sont fort contraires à l'Evangile, parquov arresté qu'on s'en souvienne cv après, si on pouvoit apprehender ledit Gueroult. »
C’est donc à Guillaume Gueroult qu'il faut attribuér la paternité de l’Epistre de Brusquet et c'est pour Île libraire Antoine Volant qu'elle a été imprimée par ce Benoit Piquot (ou Pignot ?) auquel M. Baudrier à consacré une notice dans sa première Série.
Nous voudrions pouvoir étudier en détail chacune des monographies qui composent la Bibliographie lyonnaise ; les documents recueillis à pleines mains par ses auteurs nous révèlent à chaque page, entre les typographes, les libraires et les graveurs du xvi° siècle, des relations de famille ou
(1) La lecture Piquot n'est pas douteuse,
24 LES IMPRIMEURS LYONNAIS
d’affaires qui éclairent une foule de points demecurés obscurs jusqu'ici dans l’histoire des publications de cette admirable époque. Il faut nous arrêter avant d’avoir trop abusé de l'hospitalité qui nous est offerte par l’aimable ct dévoué directeur de cette revue, et de la patience de ses lecteurs. Disons cependant un mot encore de Sébas- lien Honorat et de son neveu Barthélemy, qui furent les chefs de l'une des plus importantes librairies Ivonnaises du xvIS siècle.
Les Honorat appartenaient à une famille originaire du Contado de Florence, où celle possédait le château de Calenzano, nom sous lequel elle est connue dès l'an 1130. Vers 1540, ses membres adoptèrent le nom d'Onorati, en souvenir d'Onorato da Calenzano, ct leurs descendants venus à Lyon le francisèrent en celui d'Honorat. Des lettres de confirmation de noblesse, du 18 avril 1665, accordées par Louis X{IV à Barthélemy Honorat, écuyer,
seigneur de Janzev, conseiller du roy en la sénéchaucée et siège présidial de Lvon, déclarent les Honorat, sur produc- tion de leurs titres authentiques « vravs et anciens nobles, d’ancienne extraction ».
Sébastien Honorat, dont les premières éditions datent de 1554, avait embrassé le protestantisme. À la suite des troubles de 1567, il se retira à Genève, dont il acquit la bourgeoisie, et mourut dans cette ville en 1572, après y avoir fondé une succursale de sa maison de Lyon.
On lui doit plusieurs éditions de la Bible, dont quelques- unes protestantes, une édition des Psiumes traduits par Clément Marot et Théodore de Beze et de bonnes réim- pressions des principaux commentaires de Calvin sur l’Ecri- ture Sainte. | |
Mais c'est Barthélemv Honorat qui à principalement
SE ee
nf à .)
#SR 4, à ; C F2 (7 na ge GLV
1»
Di M LODOVICO ARIOSTO,
ornato di varie figure,
CON cinque canti d'un nuouo libro, & altre ffanze del
medefimo, nuonamente aggiunti :
con belle Allegoric: & nel fine, vna breue cfpofi- tione de gli ofcuri vocabuli:
Con La Tauola di tutto quello che nell'o- pcra fi contrene . 3
DUREE DM E NN U ( à À... Rd Ze ; BREL 7
— 5 tr eee Ze, + — gi ‘
. (2 2,1 /]
RLA VRIOSO, ED
pd ER TNAN
SR NS MX pr 0) 10 PL HAT TITULO ee = È
IN LIONE,:
Appreffo Bañiano di Bartholomeo Monoriti, M: 0 LVL
. CLR, TLC CEE
fi
A rrreh pie - 4 jam sen RS
i APT TL)
26 LES IMPRIMEURS LYONNAIS
contribué du lustre de l’importante maison dont il devint le chef à Lyon en 1572, à la mort de son oncle Sébastien. Il suivit les traces de Jean I" de Tournes et de Guillaume Rouville dans le domaine des livres à figures et fut, avec ses deux illustres confrères, l’un des libraires qui contribuèrent le plus à Lyon au développement de l'illustration du livre. On connaît surtout ses Figures de la Bible declarces par | slances par G. C. T. [Gabriel Chappuis Tourangeau], pu- bliées en 1582 et dont les planches se retrouvent dans les belles éditions de la Bible données par Honorat en 1581 et 1585. C'est là une suite fort intéressante et d'une réelle valeur artistique, bien qu'elle n'ait point l'originalité de celles publiées par les de Tournes et par Rouville. On sait en effet que la plupart des planches imprimées par Hono- rat sont des copies fort habiles de celles de Bernard Salomon. La suite des Actes qui ne compte pas moins de 153 figures,
SPÉCIMEXN DES MARQUES DE SÉBASTIEN ET BARTHÉLEMY HONORAT
est seule originale et révèle la main d’un artiste de talent. Avec M. Rondot, nous reconnaissons dans les Actes, comme dans les autres parties de cette bible, le faire carac- téristique de Pierre Eskrich auquel il convient de restituer cette œuvre considérable, et il faut, là encore, faire dispa- raitre le prétendu Moni de l’iconographie lyonnaise.
À côté des Figures de la Bible, on doit placer, parmi les beaux livres illustrés dus à Barthélemy Honorat : Les mondes célestes, terrestres et infernanx, tirez des œuvres de Doni
= JE < f ec =] = =
de.)
PAR SEBASTIEN HONORE
16?
28 LES IMPRIMEURS LYONNAIS
Florentin, par Gabriel Chappuis, 1580, in-8, avec des bois remarquables d'un artiste inconnu, qui, éN tous Cas, ne saurait être Pierre Eskrich ; Les Images des dieux des anciens par Antoine du Verdier, 1581, in-4, dont les planches nous paraissent révéler lai main de ce maitre ; la Prosopographie du même auteur, 1586, in-fol., et d’autres encore.
C'est aussi chez Honorat, que du Verdier fit paraitre
SPÉCIMEN DES FIGURES DE LA BIBIE
Exécutées par Pierre Eskrich pour B. Honorat
sa célèbre Bibliothèque (1585, in-fol.), qui constitue CNCOTE, avec celle de La Croix du Maine et malgré bien des lacunes, l'une des sources les plus précieuses de l'histoire littéraire et de la bibliographie du xvi siècle.
Enfin, notre libraire a eu l'honneur de lancer avec Bar- thélemy Vincent, le Corpus juris civilis, imprimé en 1583 par Jacob Stoer à Geneve, avec les commentaires €t anno- rations de Denvs Godefroy, cette Œuvre magistrale qui 1
renouvelé l'étude du droit civil.
a
AU XVI SIÈCLE 29)
« Au xvr siècle, nous dit M. Baudrier dans son Avertis- «ment, l'imprimerie et la librairie ont joué à Lyon un role capital. Plus que toutes les autres branches du com- merce et de l’industrie réunies, elles ont contribué à porter notre cité au nombre des villes commereantes les plus uni- versellement connues. On est trop disposé à l'oublier aujourd’hui. Je me borne à le constater, sans aborder pour l'instant l’histoire générale de l'imprimerie lvonnaise. Ce
SPÉCIMEN DES FIGURES DES « MONDES CÉLESTES »
sujet sera traité lorsque toutes les notices des imprimeurs et des libraires seront publiées. »
Personne n’est mieux qualifié que l'auteur de la Biblio- graphie Lvonnaise pour retracer l’histoire de la typographie et de la librairie de sa ville natale, mais, dès aujourd’hui, les matériaux précieux qu'il a mis à notre disposition per- mettent d'indiquer le trait caractéristique de ces fastes lustres : c'est l'union intime de l’art et de la tvpographie.
30 LES IMPRIMEURS LYONNAIS
Nulle part au xvI° siècle, en aucun temps et en aucun pays, non pas même à Venise vers la fin du xv° siècle et au commencement du XVI‘, les imprimeurs et les libraires nont été, comme ceux de Evon, pénétrés du sen- timent du beau, n'ont relevé leur profession par 1 cons- cience, le soin et le goût de lexécution, n'ont cherché à satis'aire les veux du lecteur, autant que son esprit. C'est à Pillustre Jean de ‘Fournes, premier du nom — /rpogra- Phorum lugdunensiun facile princeps, — merveilleusement secondé d’ailleurs par son fidèle Bernard Salomon, que revient, en bonne partie, lhonneur d’avoir ouvert cette voice brillante et d’v avoir marché, entrainant à sa suite les Rouville, les Bonhomme, les Honorat et tant d'auires, dont M. Baudrier nous rappellera successivement les mérites. Les tvpouraphes Ironnais de la grande époque ont eu, d'autre part, la bonne fortune d'exercer leur art dans une ville alors le centre d’un mouvement littéraire intense, original et indépendant, de cette école littéraire qui, succéda à celle de Marot, ouvrit les voies à 1 Pléiade et dont Louise Labe ct Maurice Scève sont les plus illustres représentants.
Ainsi se sont produites, par le concours fécond des écri- vains, des imprimeurs et des dessinateurs, ces œuvres qui capuvent encore aujourd'hui l'attention des lettrés autart que l'admiration des bibliophiles.
On ne saurait demander au grand public d'apprécier les travaux de bibliographie savante ; il ne saurait se rendre compte des difhcultés et des peines que comportent les recherches de ce genre; il contond volontiers bibliogra- phie et bibliomanie et c'est à peu près li seule récompense que lon puisse attendre de lui, mais c'est un motif de plus, pour les érudits et les lettrés, de rendre aux auteurs de pareils travaux la justice qui leur est due et de leur en
AU XVI SIÈCLE 31
témoigner de la reconnaissance : € Notilia librorum est dimidium studiorum et maxima erudilionis pars, exactam librorum babere cognitionem », disait déjà l’un des grands érudits du siècle dernier. Mais c’est de nos jours surtout que l'on a compris que la bibliographie était la base indis- pensable de l'histoire littéraire et que l'on a consenti à donner à cette branche le rang auquel elle à droit dans l'ordre des sciences.
À ce titre et à d’autres encore, la Libliographie lonnaise est un véritable monument élevé par MM. Baudrier à la gloire de lillustre cité qui doit compter l'art typographique au nombre des plus beaux fleurons de sa couronne. |
Alfred CakriEr.
AUGUSTE BRIZEUX .
d'après une étude récente 0)
4 060 .
fi. Va onze ans, en septembre 1888, Li ville de FC a , . * * & )\t Lorient clevait une statue à Fun de ses enfants
RATE plus illustres. On à plaçait vers le fond de la rade, € en un bosquet charmant de sapins et de tilleuls, en face d'une source jailhissante » (2), au bord des flots muegis- sants, dont le chantre de Marie, des Pretons et de la Fleur
d'or, semble écouter lt svmphonie lointaine, tantôt suave
Cu) Biisoux, sa va el ses œucress d'après des documents inédits. par Pabké €. Leciune, docteur &s lettressmaitre de conférences aux Facultés catholiques de Halle. Un vol. ing" de joÿ pages. Paris, Poussiclaue.
05 PA;
(2) Ecciene, p. 26.
AUGUSTE BRIZEUX 35
comime le chant d’une mère, tantôt terrible comme la grande voix de l'Océan en courroux. Dans ce paysage superbe, plein de grandeur et de poésie, tel que Peût rêvé Brizeux pour encadrer son image, son œuvre simple et pure et si Muse aux coups d'ailes timides et frémissants vers l'idéal et l'infini, trois poètes de Bretagne parlèrent le matin de leur Roumanille, de leur Mistral, de celui qui avait fait vibrer sous ses doigts la Æarpe d’Armorique, Telen Arvor (1). Le soir, on entendit encore deux bretons, Renan, Jules Simon, puis M. François Coppéc, le poète des Humbles, célébrant une des gloires de li Bretagne, moins éclatante que Chateaubriand ou Lamennais, mais encore assez belle pour attirer les regards de ceux qui aiment le talent original et délicat de nos poctæ minores. M. François Coppte débitait de superbes strophes en
l'honneur du poëte breton :
Pour chanter la Bretagne el sa belle légende,
L'écume de la mer et la fleur de la lande,
Entre tous la Muse l'élut. Mais, loin des vieux dolmens, loin des flots pleins d'épares, Nous aussi, nous aimons tes poèmes suates. Brixeux, Barde d'Arvor, salut !
e. Q , . . e 0 e e . 0 + 0] C2
Ob ! comme il a senti profondément les charmes,
Pays mouillé, touchant comme un visage en larmes ! Qu'il vous aimait, landes, rochers,
Arbres que l'Océan courbe sous ses baleines,
Et vous surtout, Bretons, cœurs forts comme vos chénes, Et pieux comme vos clochers !
(a) C'est le titre de l'un des poèmes de Brizeux en langue celtique.
N':1. — Juillet 1809. 3
34 AUGUSTE BRIZEUX
Vous l'honcrez, c'est bien. Maïs, devant cette image, Le pays tout entier s'associe à lhommase
Et veut s'incliner aujourdhui. Ce simple el doux Briseux, c'est notre T'héocrile ; Son œuvre en notre cher langage fut écrite :
Tous les Français sat fiers de lui.
Après avoir rappelé qu'à l'époque du siège de Paris, on avait vu « les Bretons aux yeux piles » défendre héroïque- ment le drapeau tricolore, le poète ajoutait :
Donc, Bretons et Français, bomorons le foêle, Et, de plus, gardons tous de cette noble féte, Un salutaire enseignement. Il fut errant, malade et misérable presque, : . Celui que vous veyez dans ce lieu pittoresque Se dresser sur ce monument.
Mais qu'importe la vie el son dur esclavage, Barde, si le laurier, mélé d'ajonc sauvage, Orna ton cercueil de sapin, Et si, trente ans plus tard, jugeant ton œuvre bonne, La Posiérité vient, qui fait justice el donne Du brouxe à qui mangua de pain ?
Quand de tant d'orgnerilleux la gloire est abattue, Lu triomphes, poëte, et voici ta statue. Ton nom plane sur les sommets. Le curé d'Arzano le disait bien cu prône : Celui qui jette bas les puissants de leur trône Prend Phumble et l'exalle à jamais (1).
(1) AT. Lecigne a oublié de mentionner ces vers dans sa Brblinsraphie, d'atlleurs très bien faite.
AUGUSTE BRIZEUX 35
Malgré cette glorification, Brizeux n'a été nommé ni par M. Brunetière dans l'Evolution de la poésie lyrique en France an XIXS siècle, 1894, et dans le Manuel de PHistoire de la litiérature française, 1898 (1), ni par M. Lanson dans sa volumineuse Histoire de la litiéralure française, 3° &di- tion, 1898. |
C’est pour protester, en quelque sorte, contre cette injus- tice ou cet oubli que M. l'abbé Lecigne, l'un des plus jeunes et des plus brillants professeurs de l'Université catholique de Lille, a vouiu consacrer à Brizeux une étude historique et critique, qui, mieux que la statue de Lorient, fait revivre sous nos veux le 6 Théocrite » de la Bretagne et lui assure une immortalité préférable à celle du bronze et de lairain.
Si M. Lecigne doit à Brizeux, ainsi qu'il Pavoue, la révé- lation de la poésie, qui lui est apparue fraiche et pure, comme « une feuille humide de roste matinale », dans les vers des Adienx du poète à sa mère, de la Maison du Moustoir et du Convoi de Louise, W s’est noblement acquittc de sa dette de reconnaissance, en se faisant lhistorien de Brizeux, avec toute l1 conscience, toute la sûreté d’informa- tion d’un érudit et d’un chercheur, doublé d’un écrivain élégant, dont le style poétique sait se teindre des couleurs du sujet.
La famille et les amis du poîte, M. Lacaussade, M. Ar- mand Bover, M. Arthur Pouzin, M. Frédéric Saulnier, M. de Laprade — non pas Xavier, il n'y a pas de fils du
qe ee A _… —
(1) M. Gustave Allais, dans la Recue d'hidoire litléraire de ke Francs, 15 juillet 1898, pense que M. Brunctière, accordant « une place un peu inusitée à G. du Bartas et à Béranger », aurait pu nommer Brizeux. e qui leur est Fien supérieur », P. 400.
36 AUGUSTE BRIZEUX
poète portant ce nom, mais Norbert, Victor ou Paul — ont communiqué gracieusement à M. Lecigne toutes Îles Lettres qui devaient l'éclairer : il n’v a que celles adressées par Brizeux à E. Guvesse, son compatriote, et à Saint-René Faillandier que M. Lecigne n'ait pas pu connaître, et c’est reurettable, surtout pour ce qui concerne la mort du poîte. Maluré cette lacune, M. Gustave Allais (Tr), l’un des juges de M. Lecigne, estime « définitive » la partie historique de son livre et complètement établie la biographie du poite. |
Le critique, en M. Eccigne, est à la hauteur de l'histo- rien, I] a su éviter l’écueil du « panégyrique à outrance » et apprécier très équitablement les qualités et les défauts de Brizeux, sauf que, tantôt il l'appelle un « grand poëte », pages 21 et 492, et tantôt il ne voit en lui qu'un « peintre d'esquisses » de «vignettes », avec une incurable « indigence d'imagination ». Toutefois, il fait aimer Brizeux et la Bretagne. Aussi l'Université de Rennes a-t-elle fait un excellent accueil à la thèse de cet homme du Nord, qui a su prendre l'âme et la plume d'un Breton pour mettre en relief la physionomie douce, grave et mélancolique, de cet enfant de la terre aux genèts d’or et à la lande fleurie.
Nous sera-t-il permis de dire, après M. l'abbé Leciunc, quel homme et quel poële fut Auguste Brizeux, auquel appartient la Bretagne, comme le golfe de Naples à Lamar- tine, le Berrv à Me Georges Sand, les Alpes à Victor de Laprade et li mer à Joseph Autran ?
1) Revue uhistoire littéraire de la France, 15 juillet 1898, p. 487.
AUGUSTE BRIZEUX
V9 “1
Auguste Brizeux naquit à Lorient, sous le Consulat, le 12 septembre 1803, d'une famille originaire d'Irlande et venue en France avec le roi Jacques. Elle n'avait pas changé
’
de patrie :
Car les vierges d'Eir-inn et les vierges d Armor Sont des fruits détachés du méme rameau d'or,
dit le poëte dans Marie, « Ceux qui recherchent dans l'analyse d'une âme les influences de lhérédité seraient bien embarrassés » pour démêler, dans la phvsionomie morale de Brizeux, quelques traits de « l’intérminable lignée pape- rassière » de contrôleurs des actes, de receveurs et de directeurs de l'enregistrement, de notaires, que furent ses aïeux. Tout au plus peut-on dire que son grand-père, un rude paysan breton, à linsouciante générosité, à l'esprit d'indépendance, aux âpres passions, lui fit « une substance morale dont rien ne pourra jamais altérer le métal solide ». Peut-être aussi son père, chirurgien de marine, qui avait « bercé sa vie dans la secousse des tempêtes, au bruit des vagues, au souffle des vents du large », avait-il laissé à son fils « le goût des pélerinages, des voyages au pays de la Fleur d’or». Mais il mourut à Cherbourg, le 19 janvier 1810, et le poëte n'évoque son souvenir qu'une seule fois pour s'accuser … de Ces Saïvageries, De ces fières humeurs, de ces hauteurs de ton, Que lui transmit son pére avec le sang brelon. (1)
(1) Marie.
38 AUGUSTE BRIZEUX
C'est sa mère, Françoise-Souveraine Hoguet, une des- cendante du grand pastelliste du xvin siècle, Quentin de Latour, « l'immortel magicien », comme l’appelle Diderot, c'est cette femme dont la sensibilité native s'était affinée dans les malheurs de la Révolution, qui sut « mouler à son effigie âme de notre poète et laisser sur son génie une impression exquise de délicatesse ». Quoique remariée en 1811 et devenue Mr Boyer, elle avait le droit de dire à l'enfant qu'elle aimait :
Oui, je relrouve en loi Un frère, un autre époux, un cœur fail comme moi (1)
A l'âge de huit ans, Brizeux fut confit à l'excellent M. Lenir (2), recteur d'Arzano, sur la limite du pays de Vannes et de Cornouuilles, près du Scorf et de l’Hellé. C'est de là que date la vraie vic de notre poète : le presbytère, la maison du Moustoir, le pont Kerlô, les haies fleuries, les chènes verts, tous les parfums de ces contrées péné- trèrent l'âme du jeune breton, qui devait les immortaliser, en chantant celle qui lui était apparue entre ces rivières et ces bois, Marie, « fleur de rêve, mystérieuse comme la Bretagne, solitaire comme ces rochers, douce et parfumée comme ces landes » (3).
Sans doute, l'enfant avait bien pleuré en quittant pour la première fois € ses deux mères ». Mais comme il aima bientôt et ce vénérable prètre, qui répétait toujours ces
(1) Marte.
(2) « Un de ses frères, dit M. Eccigne, greffier au Tribunal de Kemper-lé, avait épousé la tante du futur poîte », qui dut se faire remarquer du bon recteur.
(3) Lecigne, p. 45.
AUGUSTE BRIZEUX 39
mots : @Ïl faut être bon!... Pour vivre heureux, vivons caché! » et ses condisciples, Joseph Hello, Daniel,
Yves du bourg de Scaër, Loïc de Keribuel (r) ;
et les jeux dans la verdure et les foins, et les leçons apprises à travers les champs et la lande en fleurs, et le joyeux essaim des écoliers bourdonnant et gazouillant autour des haies du presbvtère !
C’élail, tout le malin, c'étail un long murmure, Comme de blancs ramiers autour de leurs maisons, D'écoliers à mi-voix, répélant leurs leçons :
Puis la messe, les jeux et les beaux jours de fête, Des offices sans fin chantés à pleine téle.…
Jours aimés! Jours éleints ! Comme un jeune lévite, Souvent j'ai dans le chœur porté l'aube bénile, Offert l'onde et le vin au calice, et, le soir,
Aux marches de l'autel balancé l'encensoir ! (2)
Le « clerc d’Arzano » grandissait, et son cœur s’ouvrait bientôt au charme d'une gracieuse idylle, dont il nous dira :
.… J'aimais une douce et fréle créature, Et sans chercher comment, sans nous rien demander, L'office se passait à ncus bien recarder. (3)
C’est de l’histoire vécue que les rencontres dans la lande, à la porte de l’église, au pont Kerlô, où les deux enfants
… Causaient d'avenir avec les flots menteurs (4).
(1) Marie, 1° Cdition. (2) Marie.
(53) Marie : Le Catichisme. (4) Hègésippe Moreau.
10 AUGUSTE BRIZEUX ou donnaient la liberté aux grandes libellules bleues :
Sur la main de Marie une vient se poser,
Si bizarre d'aspect qu'afin de l'écraser
J'accourus ; maïs déjà la jeune paysanne,
Par l'aile ayant saisi la mouche diaphane,
En voyant la pauvrelte en ses doigls remuer :
«@ Mon Dieu! comme elle tremble ! oh ! pourquoi la tuer ? Dit-elle. — Et dans les airs sa bouche ronde et pure Soufla légèrement la fréle créature,
Qui, déployant soudain ses deux ailes de feu,
Parlit et s'éleva joyeuse et louant Dieu (1),
À treize ans, en octobre 1816, Brizeux quitta le « grand nid d’Arzano », qu'il ne devait jamais oublier et où la. Muse l'avait, pour ainsi dire, touché de son aile et sacré poète, comme Lamartine sur le lac du Bourget. Le jeune clerc entra au collèuc de Vannes, pour y passer trois ans, y conquérir de nombreux lauriers scolaires et y prendre l'amour de la paix, au milieu d’écolicrs turbulents, encore enivrés des derniers bruits de bataille contre les Bleus et contre l'Europe coalisée à Waterloo.
En 1819, à l'âge de seize ans, il alla achever ses études au collège d'Arras, sous la direction de M. Sallentin, son orand-oncle maternel.
Le cœur halelant, sous un ciel de fumée, Il vint, enfant breton, de la lande embaumée.
Il eut encore de belles couronnes ct fut reçu bachelier ës-lettres à Douai, le 29 novembre 1821. Plus tard, il voulut
(1) Marie.
AUGUSTE BRIZEUX 41
revoir ce collège d'Arras, transformé en asile de vicillards.
On nrouvrit la maisin. En montant Pescalier,
Je me mis à songer à mes jours d’écolier,
À cet âge où l'on rit, à cel âge où l’on Joue,
Quand, les cheveux à l'air el le feu sur la joue,
Ici je grandissais…
Après bien des détours dans un grand corridor, J'arrivai. Cette chambre autrefois fut la mienne. Je reconnus la porte et la serrure ANCienne.
Mais au-dedans, hélas ! on n'avait rien laissé. Mon nom sur la muraille était même effacé ;
Mes plus chers souvenirs, mes cartes, mes estampes, Ce gracieux portrait de Vierge aux belles tempes, Et qui, me souriant avec sérénilé,
M'enseignait combien douce et calme est la beauté (1)
Rentré à Lorient en 1821, Brizeux commence son stage dans une étude d’avoué, comme A. Barbier dans une officine de notaire à Paris, où il rencontre Casimir Delavigne et Louis Veuillot. En décembre 1823, Brizeux va faire son droit dans la capitale.
C'était l'heure des belles éclosions romantiques. « I] s'opérait, dit Théophile Gautier, un mouvement pareil à celui de la Renaissance. Tout germait, tout bourgeonnait, tout éclatait à la fois. Des parfums vertigineux se dégageaient des fleurs; l'air grisait. On était plein de lyrisme et d'art (2). » Lamartine tenait à la main, avec ses Méditations,
Ce beau luth éploré qui vibre sous ses doicts.
(1) Le POTATAN Collève. (2) Histoire du Romantine,
42 AUGUSTE BRIZEUX
Alfred de Vigny était au lendemain de Moïse, d'Éloa ; Victor Hugo venait de publier ses Odes, et la Muse française faisait connaitre les vers et les idées littéraires du premier Cénacle.
Brizeux s’occupa médiocrement de son droit et beaucoup de poésie. Il fréquenta chez les peintres, Deveria, Ingres surtout. Il assistait aux lectures d'Andrieux, « ce Despréaux familier et charmant ». Et, tout en rèvant à sa mère et à Marie, il écrivit des articles sur Héléna et Éloa et sur André Chénier, Il fit jouer, en 1828, Racine, comédie en un acte à propos des Plaideurs, composée en collaboration avec Busoni, publia les Mémoires de Mme de La Vallière, 1828, et se lia d'amitié avec de Vignv, Berlioz, Gustave Planche, Auouste Barbier surtout.
Voilà donc Brizeux lancé dans le monde des arts, de la littérature et de la philosophie, « capricant et sauvage, dit Blaze de Bury, mais d’une sauvagcrie intermittente, modeste, réservé, élégant de manières et d'esprit, préoccupé d'art et de philosophie platonicienne, goûtant Ballanche, admirant à l'écart G. Farcv, « ce cœur tendre, attentif à cacher son or pur » (1).
Les années 1828-1830 marquent une période très impor- tante dans la vie de Brizeux. C'est une fin et un com- mencement : la fin de sa religion naïve et heureuse; le commencement d'un scepticisme douloureux. À quel moment précis se consomma Île divorce ? M. Lecigne estime qu'on ne saurait le dire, mais que la vie libre de Paris, l’enseignement de Victor Cousin à la Sorbonne, la lecture du Globe, où Théodore Jouffrov venait de publier Comment
(1) Revue des Deux Mondes, 15 dèc. 1880, p. 915.
AUGUSTE BRIZEUX 43
les dogmes finissent, arrachèrent du cœur du jeune breton cette foi de sa mère, dont il devait peindre en‘un ravis- sant tableau les souvenirs et les impressions lointaines :
De ces jours de ferveur, oh! vous pouvez m'en croire, éclat lointain réchauffe encore ma mémoire ; L ; L'orgue divin résonne en mon âme, et ma voix 'e e ciel se autrefois Retrouve vers le ciel ses accents d ;
alors que tout un peuple à genoux priait « le Dieu des fruits et des moissons nouvelles » :
Les voix montaient, montaient ; moi, penché sur ma slalle, Je subissais de Dieu la présence fatale :
J'avais froid ; de longs pleurs ruisselaient de mes yeux,
Et comme si Dieu méme eût dévoilé les cieux, | Introduit par la main dans les saintes phalanges,
Je sentais tout mon étre éclaler en louanges,
Et noyé dans des flots d'amour et de clarté,
Je n'anéantissais devant Pimmensilé (x).
Une fois ses croyances perdues, Brizeux put faire le deuil de son bonheur évanoui, et Mgr Baunard eut un chapitre de plus pour son beau livre, le Doule et ses victimes ait XIXS siécle.
« L'orgueil de la pensée,
Qui n'accepte aucun frein, aucuxe loi tracée (2).
ne sufhsait pas plus à l’âme du jeune breton que la liberté conquise au soleil « des trois glorieuses ».
à mme eee me enmmmeenme = += à
(Gi ) Marie. (2) Marie.
À4+ AUGUSTE BRIZEUX
Après une année de solitude et de travail recueilli, Brizeux publia Marie, roman sans nom d'auteur, le 12 septem- bre 1831, le jour anniversaire de sa naissance. « Ce petit livre, dit M. Lecigne, fut un événement dans le monde littéraire, et d'emblée, d’un premier élan, Brizeux entra dans la gloire. Le public, saturé de mélodrames, repu de mauvais romans, enivré de toute sorte de littérature fer- mentée, avait besoin d'émotions fraiches et neuves. On en avait assez des luxueuses mollesses d'A. de Vignv, des audaces fringantes et sensuelles d'A. de Musset, des dénouements ensanglantés des drames à la mode. C'était l'heure embrasée des splendeurs romantiques ; il fallait une oasis pour se reposer, avec des ombres douces, des brises humides, des sources limpides et pures. Et voici que tout à coup quelque chose s’en venait de bien loin, une voix jeune et triste, une mélodie rustique comme celle des cornemuses bretonnes. On demeura sous le charme, et de toutes parts un concert d'éloges s’éleva vers le mystérieux inconnu. »
L'auteur de Marie part alors avec Auguste Barbier, l’au- teur des Jambes, pour Lyon, où il est heureux de saluer Mme Desbordes-Valmore, et pour l'Italie, où Pise, Florence, Naples et Venise le charment beaucoup plus que Rome (1832).
Rentré en France, il va revoir sa chère Bretagne; il v perd sa bonne grand’mère ; mais les bardes et les poëtes de l’Armorique lui tressent à l’envi des couronnes de lauriers. Il séjourne à Scaër ; il° assiste à la messe à Arzano ; il par- court la paroisse : « Oh ! ceci ne doit point se noter, écrit-il dans son Journal, 16 septembre 1833. Priez pour mot. » JE travaille à un nouveau poème breton.
De retour à Paris, il collabore aux Annales romantiques, à la Revnedes Deux Mondes, au Journal des Débats. Les Mar-
te
AUGUSTE BRIZEUX +5
scillais, auxquels il fait en 1834 un cours de poésie, dont le manuscrit existe, mais n'a pu être retrouvé par M. Le- cigne, l'applaudissent avec un enthousiasme semblable à celui qu'ils ont prodiguë naguère à Lamartine, partant pour l'Orient.
En avril 1834, il repart pour Pise et Florence, sa seconde patrie ; puis, la nostalgie des landes et de ce qu’il appelait « les petits pays de là-bas » le ramène en Bretagne, à Scaër, à la Tour du Finistère, auprès de son vieux maitre, M. Lenir. Rentré dans la capitale, il s’y lie intimement avec M. Lacaussade et Turquety, v donne une seconde édi- tion de Marie, poëme, en 1836, et en prépare une troisième, qui sera définitive en 1840. Entre temps, il voit Le Goni- dec, et, devant sa tombe, en 1838, il évoque la belle figure de ce grand savant, qui avait tant aimé son pays.
La traduction de la Divine Comédie de Dante, 1841, est beaucoup mieux accucillie du public que les Teruaires (les trois âges de la vie), dont le symbolisme ne plait qu’à quel- ques délicats. |
Après un troisième séjour à Scaër Ct un troisième Voyage en [ralie, 1844, il publie les Bretons, en juin 1845. Sainte- Beuve et Charles Magnin les louent ; mais l’auteur tombe malade et il faut que Lacaussade et Sainte-Beuve l’assistent dans sa pauvreté et l'envoient pour sa convalescence dans sa chère Bretagne, à Scaër. |
L'année 1846 s'ouvre pour Île poète par des souffrances physiques, des angoisses morales; heureusement, elle se termine par un double triomphe : le poëte est décoré de la Légion d'honneur par de Salvandv, et les Bretons (3° édi- tion) sont couronnés par l'Académie Française.
Une quatrième fois, il repart pour l’Italie et présente un exemplaire des Frelcus au pape Pie IX, qui le bénit, lui et
46 AUGUSTE BRIZEUX
son œuvre ; il entre en relations avec le comte Schouvalot et sa fille Hélène, risque sa vie pour sauver un enfant qui se noie dans la baie de Naples, et se voit en proie à des tristesses plus navrantes que jamais, lorsque « maman Boyer », avec un de ses enfants malades, vient retrouver en Italie « le pauvre chanteur errant, qui la fuit, mais qui l'aime ». En février 1851, il est à Lvon et assiste au cours de Victor de Laprade, « qui parle comme Platon au cap de Sunium ». L'auteur de Psychs, grèce à son beau-frère, M. de Parieu, ancien ministre de l'instruction publique, et à M. de Lamartine, fait porter sa pension de 1,200 à 3,000 francs. | En 1852, paraissent Primel et Nola, la Fleur d'or, nou- velle édition des Teruaires; en 1853, divers articles dans la Revue des Deux Mondes ; en 1855, la Poëtique nouvelle ct les Histoires poétiques, que l'Académie Française couronne sur un rapport de Villemain. Mais Brizeux avait rèvé un fauteuil d’immortel, et malgré Sainte-Beuve et Alfred de Vignv, il ne peut, hélas ! l'obte- nir. « Nousen avons bien assez de M. de Musset ! » dit Montalembert, faisant une cruclle allusion aux allures de bohème débraillé qu'avaient données à Brizeux sa vie errante et la maladie dont il souffrait, le diabète. Le poète doit, en 1856, à la suite d’une pneumomie, faire ses adicux à Scaër, partir pour Bordeaux, Montpullier, Marseille. Après avoir promené une vie mourante par toutes les routes de France, 1 ramasse «. ce qui lui reste d'énergie, d'inspiration ct d'amour en un dernier cri, le plus beau, le plus puissant peut-être qui ait jamais vibré sur ses lèvres », FÆlégie de la Bretagne, qui se déroule € en stances superbes d’une facture sculpturale, poignantes d'émotion » :
AUGUSTE BRIZEUX 47
Silencieux men birs, fantômes de la lande,
Avec crainte et respect dans l'ombre je vous vois ; Sur nous descend la nuit ; lu solitude cs! grande ; Parlans, à noïrs granils, des choses d'autrefois.
Et le poète s'indigne contre la civilisation moderne, qui tue le passé.
Adieu, les vieilles mœurs, grâce de la chaumière, Et lidiome saint par le barde chanté,
Le costume brillant qui fait l’âme plus fière.… L'utile a pour jamais exilé la beauté.
O Dieu qui nous créas on guerriers ou poëtes, Sur Ta côte, marins, et pâtres dans les champs, Sous les vils intérêts ne courbe pas nos lêles ;
Ne fais pas des Bretons un peuple de marchands.
Laïvu, bar l'avarke enmués el vicillis, Des barbares sans foi, sans cœur, sans espérance, Et, l'amour m'inspirant, j'ai chanté mon pays.
Vingt ans, je l'ai chanté ! Maïs si mon œuvreest vaine, Si chez nous vient le mal que je fuyais ailleurs,
Mon âme monlera, triste encor, mais sans haïne,
Vers une autre Breiagne en des mondes mcilleurs.
Après cette éloquente protestation, 11 signe mélancoli- quement ses lettres : « Mon ombre ». Il part pour Mont- pellier et va mourir le 3 mai 1858, chez M. et Mme Saint- René Taillandier. C'était mourir dans les bras de l'amitié, mais non pas, hélas! dans les bras de la religion, s'ilest vrai que la veille de sa mort, exaspéré par un article de Louis
4 AUGUSTE BRIZEUX
Veuillot, 1l ait renvoyé le prêtre au lendemain, qu'il ne devait pas voir.
Que n'était-il allé mourir là-bas, près de la maison du Moustoir, du pont Kerlô, de la lande fleurie, de léglise de sa mère, sur le sol de cette religieuse Bretagne, qu’il identifiait avec l’immortelle patrie et où il devait dormir son dernier sommeil !
Brizeux, tel que nous lé montrent sa vie et sa corres- pondance, n'était pas un penseur comme Alfred de Vignv, mais un rèveur épris d’idéal, une âme sensible, tendre, délicate et profonde : c’est de là que lui est venu, non pas son génie, — il n'en à point, --- mais son talent original. |
La philosophie esthétique de Brizeux, qui s'est formée sous différentes influences, influence du Romantisme, à Paris, influence des voyages en Italie, influence de la Bre- tagne, influence de Pétrarque, de Dante, de Shakespeare, des Lakistes, sè ramène à cette formule idéaliste : l’Art pour le Beau ; 1 Va exprimée par une image magnifique :
Le Beau, c'est vers le Bien le chemin radieux ;
C’est le vétement d'or qui le pare à nos veux (1): Il dit encore :
Au prétre d'enscigner les choses immortelles ;
Poële, ton devoir est de les rendre belles (2)
La philosophie religicuse de Brizeux, c'est le récit des eHorts qu'il fait pour échapper au scepticisme et au doute,
(1) Marie, (2) Poétique nouvelle,
AUGUSTE BRIZEUX 49
qui le poursuit depuis le moment où il a renoncé à la foi de sa mère:
Et moi, tel qu'un aveugle aux murs tendant la main, A latons dans la nuit je cherchais mon chemin (à).
Il ne trouve guère « qu'un flux et un reflux perpétuel de la foi au doute et du doute à la foi ; de beaux regrets pour celle-ci, des prédilections pour celui-là, un sceptisme irré- solu, qui n'a même pas conscience de lui-même et se déguise mal sous de Ivriques abstractions, une sorte de philosophie naturelle où surnagent çà et là des réminis- cences divines du catholicisme, amour, charité, poésie du culte, un formulaire assez vague que M. Cousin et Sainte- Beuve lui-même à certaines heures n’eussent pas refusé de signer » (2). |
La philosophie morale de Brizeux est plus ferme :
Dans ton intérét ne le corromps pas. Aux autres il faut croire ; il faut croire à soi-même, Pour qu’on nous aime, aimer, aimer sans qu'on nous aime(3).
M. Lecigne a raison de reconnaitre que l'imagination de Brizeux « manque de souplesse dans les sujets de passion et de sentiment, de puissance dans le poème philosophiques». Elle était, dit M. Allais, «comme réfractaire à l'étonnante magie de la couleur ». lille n’a pas compris les radieuses contrées du soleil et de la belle lumière, que le poète aimait tant à parcourir en Italie.
Ce penseur médiocre, tantôt platonicien, tantôt pan-
(1) Marie. (2) Lecigne, p. 420. (3) La Fleur d'or. N° 1. — Juillet 1899. À
30 AUGUSTE BRIZEUX
théiste ou mème chrétien, était uif beau caractère : timide, ombrageux, farouche, sauvage mème, mais fier et indé- pendant. « Oh ! que de choses à dire, écrivait au lendemain de fa mort de Brizeux M. Audren de Kerdrel, sur l'indé- pendance de son caractère, le plus noble que j'aie jamais rencontré, sur cette pauvreté volontaire, qu'il avait non pas subie, mais choisie, comme le meilleur port en ce monde pour ceux qui mettent au-dessus de tout les ineffables jouissances d'une conscience tranquille, les délicates satis- factions du respect de soi-mém:. »
Mais ce qu'il v avait de plus remarquable en Brizeux, c'était son cœur, sa sensibilité délicate, exquise, profonde. JE aimait tendrement « ses deux mères », surtout « maman Bover ». Écoutez-le qui lui dit :-
Si je ne l'aimais pas, qui donc pourrais-je aimer 2
Quand ton cœur au mien seul semble se rantmer,
Lorsque, dans tout le jour, peut-être, il n'est point d'heure
Que la pensée aimañlte autour de ma demeure
Ne vienne, redoutant mille lointains périls
Et les chagrins sans nombre et dont souffre ton fils ? …… Et tu écris abrs
Pour forcer ma paresse 4 de nouveaux efforts ;
C'est mon sort, C'est le tien, au besoin tu n'en pries,
Et qu'il faut triompher de ces sauvageries,
De ces Jières bu HICHFS, de ces hauteurs de Lo,
Que ne lransmit mon pére avec le sang breton.
Puis, viennent de ces tiens, de ces mols, de ces choses,
Que toute femme trouve, en écrivant, écloses,
Qu'on baise avec transpert el qu'on relit tout bas.
Oh! qui pourrai-je aimer, si je ne P'aimais pas ? (1).
(1) Marie. M. Lecigne aurait pu citer ces beaux vers.
—
ne RS nie io, nr cum
AUGUSTE BRIZEUNX SI
Et lorsque, aux vacances, de Vannes, d'Arras, de Paris, il revient au fover domestique,
Quelle joie, en entrant, mais calme, sans délire, Quand debout sur la porte, et téchant de sourire, Une mére inguiète est là qui vous attend,
Vous baise sur le front !
Jamais le cœur d'un fils n'a chanté ses souvenirs avec plus d'éloquence pénétrante que notre pote, rapportant les adieux de sa mère :
Oui, quand lu pars, mon fils, oui, c'est un vide immense, Un morne et froid désert qui toujours recommence.
Ma fidèle maïson, mon Jardin, mes amours,
Tout cela n'est plus rien. et j'en ai pour buit jours,
J en ai pour 1ous ces MOIS d octobre el de novembre,
Mon fils, à te chercher partout de chambre en chambre. Je l'afflige, mon fils, je l'afflige !.… Pardonne,
C'est qu'avec loi, vois-tu, Punivers m'abandonne ! (+)
S'il aimait ‘a mère, Brizeux aimait aussi ses amis it en était tendrement aimé : Auguste Barbier, Alfred de Vigny, si personnel, si inaccessible dans sa tour d'ivoire, Turquetv, Lacaussade, Mme Desbordes-Valmore, Sainte-Beuve, Victor de Laprade, Saint-René Taillandier, ont eu pour notre poète une tendresse méritée.
Et sa Bretagne bien aimée, de quel accent 1l en parle !
Ob ! lorsqu: après deux ans de poignantes douleurs e revis ma Bretagne el ses genéts en fleurs, Lorsque, sur le chemin, un vieux potre celtique
Me donna le bonjour dans son langage antique,
(1) Marie.
2 AUGUSTE BRIZEUN
Quand de troupeaux, de blés, causant ainsi tous deux, Viurent d'autres Bretons avec leurs longs cheveux,
Ob! comme alors, pareils au torrent qui s'écoule, Mes songes les plus frais m'inondérent en foule !
Je me croyais enfant, beureux comme autrefois,
Et, malgré moi, mes pleurs étoufférent ma voix !
Avec cette sensibilité profonde, et cette impressionnabi- lité extrème, Brizeux à souffert beaucoup . mais aussi il s’est apitoyé sur les malheurs d’autrur, sur la mort d’un bou- vreuil, sur celle du bon cheval Jô-Wen, et il nous arrache encore des larmes émues, ce qui n'est pas un mérite vulgaire.
En somme, comme le dit fort bien M. l'abbé Lecigne, « il a marché trente ans, la lyre à la main, n'écoutant que [a voix intime de son rève, le regard fixé vers la terre pro- mise de l'idéal et du beau, fidèle jusqu’au bout à sa voca- tion, indifférent à tout le reste ». Ils sont rares en tout temps et surtout en notre siècle, ceux qui peuvent se rendre ce témoignage à lheure suprème : « Je n'ai chanté que la religion (1), la patrie, l'amour de la nature et de l'art, les meilleures, les plus saines émotions de lime humaine ; jamais je n'ai prèté ma voix aux accents du déses- poir (2), aux séductions de la volupté, aux entrainements de l’orgueil. Epurer les cœurs et consoler les âmes, c'était là toute ma poétique. »
(A suivre) L'abbé Théodore DELMONT.
Professeur à FÜniversité catholique de Evon.
the
(1) I v'aurait ici des restrictions à faire: on les trouvera plus loin.
(2) En 1855, lorsque Victor de Laprade lui eut dédié la Svphonie du lorront, Brizeux le pria de supprimer cette dédicace, parce qu'il n'avait Pas « prèté l'oreille à la voix du torrent et ne s'était pas promené en
désespéré sur les montagnes ».
LE
COLLÈGE DE THOISSEY
=" retour du commandant Marchand à Thoissev, J sa ville natale, à porté l'attention sur cette pai-
sible et souriante pecite cité dont le collève à fait la réputation.
Marchand à passé quelque temps dans cette maison qui, depuis sa fondation en 1680, n'a cessé de prospérer et de fournir à toutes les carrières des hommes d’une incontes- table valeur. |
Nous devons à M. F. Greppo, l'excellent poète lyonnais, ancien élève de Thoissey, li communication d’un règle- mert de cette maison célèbre, daté du siècle dernier.
s4 LE COLLÈGE DE THOISSEY
Voici ce qu'il nous dit à ce sujet :
« Ce prospectus, qui porte le titre de Règles du Collège Royal de Thoissey en Dombes, a figuré en 1887 dans la vente aux enchères publiques, après décès, de Louis Bouillieux, le libraire- bibliophile autrefois trés connu à L'on. Disputé par plusieurs amateurs, 1l s'est adjugé à un prix relativement élevé.
« Ce réglement, curieux surtout par des détails sur le costume et les soins de toilette donnés aux élèves, ne peut manquer d’intéresser vivement les anciens élèves et les élèves actuels de celte maison toujours florissante. Je diraï en passant que de mon temps,1854-1859, l'uniforme était identique à celui des Iycées de l'État : Tunique et pantalon à passepoils rouges, Képi et ceintu- ron de cuir verni à plaque dorée.
« La pièce que je vous communique, certainement rare el peut- étre unique en raison de sa fragilité de feuille volante, à été imprimée par Perisse, le dernier grand éditeur Fvonnais, el 1770. »
Nous donnons plus loin de ce document une reproduc- tion in-extcns0.
Préalablement nous citerons sur Thoissey un histo- rien contemporain de la fondation de son collège, Cacher de Garnerans, auteur d’un Abrégé de l’histoire de la Souir- rainelé de Dombes, imprimé À Thoissev par Jacques Leblanc, en 1696.
On remarquera, dans les quelques lignes que nous trans- crivons, que Thoissev à la fin du dix-septième siècle S'écrivait SANS V :
« Thoissei, la seconde ville de Dombe, agreable par sa situation
et ses environs; Autrefois très renommée par son château fort qui est a present démoli, fut bâtie par Guichard-le-Grand (1).
(1) Guichard-le-Grand, seigneur de Beaujeu.
LE COLLÈGF DE THOISSEY- $5
environ l'an 1300. Ce prince lui accorda de très beaux privilèges l'an 1310. Il fit rebâtir et fonda la chapelle de sainte Marie Magdelaine, présentement la paroisse de cette ville. Elle a été assièégee plusieurs fois par les comtes et ducs de Savoie; elle a gardé très longtemps des garnisons considérables pour empêcher les mouvements des religionnaires. L'an 1680 feue son altesse royale (1) établit et fonda un collège pour toute la Dombe. Elle y mit un Principal et plusieurs autres prètres agréges en corps de communaute pour y enseigner la grammaire, les Humanités, les Mathématiques et la Théologie. Son altesse sérénissime (2) qui lui a succédé a pris ce collège sous son auguste protection et lui donne tous les jours des marques de sa bienveillance. »
Actuellement, après avoir été laïcisé pendant la Révo- lution et assez lorgtemps après, le collège de Thoissey est de nouveau dirigé par des prêtres séculiers, tel que l'avait institué la Grande Mademoiselle, la duchesse de Mont- pensier, petite-fille de Henri IV, souveraine de Dombe, l'héroïne de là Fronde auteur de mémoires très curieux, l'épouse morganatique du duc de Lauzun, le célèbre cour- tisan, ce prototype toujours vivant de l'élégance française.
PAUL DE VANANS.
(1) La duchesse de Montpensier. (2) Le duc du Maine,
REGLES DU COLLEGE ROYAL
DE THOISSEY EN DOMBES
Confié aux Religieux Bénédiâins de la Congré- gation de St Maur, par Lettres-Patentes
. enregifirées au Parlement le 13 Février 1769, Jous les aufpices & la proteion de Mon/fei- gueur PArchevéque de Lvon & de Monfieur le premier Préfident du Parlement.
Bénédiéins de la Congrégation de St Maur ont élevés
où rétablis depuis quelques années. Flattés d’une con- fiance dont ils fentent tout le prix, & qu'ils tâcheront de plus en plus de mériter, ils ont l'honneur d'annoncer un nouvel établiffement entrepris à Thoifflev en Dombes. Cette petite ville eft fituéc dans un pays fertile & charmant, fur les rives de la Saône, à neuf lieues de Lyon, & trois de Mâcon : Pair v eft pur, & les fruits de toute cefpèce,
Ï Ë Public à paru fatisfait des Penfionnats que les
LE COLLÈGE DE THOISSEY SA.
.
excellents. La Penfon, autrefois confiée à des Prètres agurégés, & qui a joui d’une grande réputation, vient d'être mife entre les mains des Religieux de ladite Congrcé- uition : Sa MAJESTÉ, en leur enjoignant dans les Lettres- Patentes, de fuivre les ufages de leurs Colleges, leur trace le plan qu'ils doivent fuivre en celui-ci.
JOURS DE CLASSE
Le lever des Penfonnaires eft fixé pour toute l’année à cinq heures & demie ; on aura cependant égard à l’âge & aux befoins particuliers : I Pricre avec une leéture de l'Evangile fe fera aux trois quarts : elle fera fuivie de la première étude, qui, comme toutes les autres, fera préfidée par un Religieux. En général les Penfionnaires feront toujours fous les veux d’un furveillant. On dira à fept heures la Mefle, à l'iffue de laquelle on accordera un quart d'heure pour déjeüner & pour fe récréer. La Claffe, qui commencera à huit heures moins un quart, finira unquart d'heure avantdix heures, & ce quart ct lift pour un petit délaflement : les deux heures qui reftent jufqu'au diner, font deftinées à l'étude & aux différents exercices auxquels les Penfion- naires vaqueront alternativement & fans confufion.
Aux jours de Clafle le diner fera en tout temps à midi. Un Religieux qui affiftera, aufli bien qu'à souper, aura foin que tout fe pale dans l'ordre, & que les regles de la bienféance & de la proprété v foient obfervtes. La lecture de la table fera utile & intéreffante.
Les Penfionnaires fe rendront à l'étude à une heure & demie, & en fortiront à deux heures & demie, pour prendre un quart d'heure de relâche ; de là ils iront en Claffe jufqu'à cing heures moins un quart; pendant ce quart d'heure, le goûter & la récréation. L'étude & les
58 LE COLLÈGE DE THOISSEY
différents exercices rempliront les deux heures qui reftent jufqu’au fouper, après lequel la récréation jufqu'à huit heures & demie. On fonnera la Pricre qui fera fuivie d'une ledure pieufe, à l’ifue de laquelle les Penfionnaires fe retireront pour fe coucher. Deux Religieux qui vifiteront les chambres, un réverbcre allumé toute la nuit, deux domeftiques qui fe releveront pour veiller, doivent raffurer Meffieurs les Parents fur tous les dangers auxquels les les enfants font expofés.
JOURS DE CONGÉ É
Les Penfionnaires vaqueront tous les Jeudis de lanmée,
à moins qu'il ne fe rencontre une Fête dans la femaine,
qui exige qu'on dérange cet ordre ; aux jours de congé, on ne fe levera qu'à fept heures en hiver, & à fix heures & demie en été. La Priere, qui fe fera un quart d'heure après, fera fuivie de la Mefle & du déjeüner.
À dix heures les Penfionnaires fe rendront dans une falle, pour v faire preuve devant les Religieux affemblés, des progrès qu'ils auront faits dans les fciences auxquelles on les applique ; & c’eft cet examen qui fixera les notes qu'on enverra chaque mois à Mefhieurs les Parents.
On dinera à onze heures & demie, & fur la fin du repas on fervira le goûter, qui fera réfervé pour la pro- menade; elle durera en hiver jufqu'à quatre heures & demie; & elle ne pourra être prolongée en été que jus- qu'à fix heures & demie. Depuis la Touffaint jufqu'à Pique, on fera l'étude depuis fix heures du foir jufqu'à fept; elle tiendra lieu de celle du lendemain matin, ce qui procurera une petite douceur aux Penfonnaires, qui ces jours-l ne fe leveront qu'à fix heures & demie,
LE COLLÈGE DE THOISSEY S9
JOURS DE FÉTE
Les jours de Fôte, les exercices font les mêmes que ceux des jours de congé, jufqu’à dix heures moins un quart du matin, temps auquel les Penfionnaires fe rendront à la Chapelle intérieure, pour y entendre une leéture de pitté & une petite inftruétion fur l'Evangile, qui durera jufqu’À l'entrée de la Grand’'Mefe._
On dinera à onze heures & demie ; la récréation après: diner fera prolongée jufqu'à deux heures moins un quart ; elle fera fuivie d’une étude d’une heure, & d'un quart d'heure de récréation ; à trois heures les Penfionnaires fe rendront à la Chapelle, & tous indifféremment feront inter- rogés fur le Catéchifme du Dioccfe. Vêpres fe diront en tout temps à trois heures & demie : à liffue de Vèpres on diftribuera le goûter, & on fe récréera jufqu’à fix heures, temps auquel on commencera une étude qui tiendra lieu de celle du lendemain matin, & qui prolongera le repos, comme aux jours de congé.
On tiendra la main à ce que tous les Ecoliers du College, foit Penfionnaires, foit Externes, fe confefflent régulière- ment une fois le mois.
PRIX DES PENSIONS
Le prix des Penfions, compris les différents Maitres d'exercices, les Perruquiers, les Peigneufes, le Blanchif- fage, le petit raccommodage, les plumes, encres & papier, cft fixé pour les dix mois de clafle à trois cents quarante livres, & pour les Penfionnaires qui pafferont les vacances au College, à la fomme de quatre cents livres, pavable d'avance à deux termes égaux, la Touffaint & Pique. Chaque Pen-
60 LE COLLEGE DE THOISSEY
fionnaire apportera auffi en entrant, deux paires de draps, hx ferviettes & un couvert d'argent : les frais de lhabil- lement feront aufli fur le compte de Meflieurs des Barents.
Pour maintenir l'union parmi les Eleves, il a paru conve- nable de fixer un uniforme, qui confifte, pour les jours de Fête, en un habit bleu, parements, revers & collet rouge, poches à l'angloife, boutons de cuivre doré, vefte & culotte rouges; & pour les jours ouvriers, il fufhra qu'ils aient un furtout bleu, collet & parements rouges, boutons de même étoffe : on Haiffe la couleur de la vefte & de la culotte au choix de Meffieurs les Parents, qui font priés de ne rien envoyer direétement à leurs enfants, mais toujours par la médiation du Reverend Pere principal.
Ceux de Metlieurs les Parents qui fouhaiteroient que les Religieux priflent fur leur compte tous les frais de l'habillement, des livres clafliques, du Médecin, Apothi- caire, Chirurgien & remedes, & enfin des menus plaifirs qu'on difiribuera chaque femaine à leurs enfants, paieront quatre cents foixante & dix livres pour les dix mois de clafle, & cing cents trente livres, s'ils veulent les laiffer au College pendant les vacances; & en outre leur donneront en v entrant, douze chemifes, autant de mouchoirs, de coëffes de nuit, de cols & de paires de chauffons, trois paires de bas d'été & trois paires de bas d’hiver, deux chapeaux & deux paires de fouliers ; le tout neuf & bien conditionné. Ils v ajouteront un couvert d'argent. Un penfionnaire qui fortira du College la première année, remportera fon habit uniforme, & tout ce qu'il aura apporté; mais fe retirant les années fuivantes, on ne lui en rendra que la moitié en valeur. :
Le premier devoir de l'homme étant de rendre À Dieu le culte qui lui eft dû, on ne négligera rien pour procurer aux Eleves la connoitfance de notre fainte Religion, & pour
LE COLLEGE DE THOISSEY 6i
leur en infpirer l'amour ; c'eft vers ce point capital que nous dirigerons principalement nos foins. ’ |
Sa MAJESTÉ nous enjoint par fes Lettres-Patentes, d’en- feiyner toutes les Claffes, depuis la Sixième jufqu’à la Phi- lofophie inclufivement; mais pour donner une éducation plus complette, & pour fonder & pour développer lestalents, on donnera des cours de Morale, d'Hiftoire, de Géographie, de Mythologie, de Blalon & de Langue françoife, & fur-tout de Mathématiques, en faveur des Eleves qu'on deftine au Génie ou à lArtillerie. On appliquera chaque Penfionnaire à une ou à plufieurs de ces fciences, felon la volonté de Meflieurs les Parents, & felon le goût & la difpoñtion des Eleves. La diverfité des objets, bien loin de jetter de la confufion dans l’efprit des jeunes gens, con- tribue au contraire à les amufer par la variété, & à fixer la légèreté qui eft naturelle à leur îge. L'expérience favo- rife cette affertion : la Mufique vocale & inftrumentale qu'on leur enfeignera, contribuera à leur former le goût, & l'exercice de la Danfe leur apprendra à fe préfenter avantageufement.
Nous prions Meflieurs les Parents qui retireront leurs enfants aux vacances, de vouloir bien les occuper, & de les renvover quelques jours avant la Toutflaint. Il feroit bien à défirer qu'après ètre entrés au Penfionnat, ils n’en fortiflent plus qu’à la fin de leurs études ; au moins ne doit-on jamais les prévenir fur leur fortic du College : l’exptrience apprend tous les jours que l’inconfidération des Parents fur cet objet eflentiel, infpire à leurs enfants le dégoût de leur devoir.
Les Religieux de St Maur n'oublieront rien de ce qui peut contribuer à la propreté, à fa décence & au bon ordre. Des Peigneufes, fous l'infpeétion d’un Préfet, auront foin tous les jours d'accommoder les cheveux des Penfion-
‘62 LE COLLEGE DE THOISSEY
maires, des Perruquiers les friferont les Dimanches, les l'ètes & fes jours de congé; chacun aura fon armoire par- uculiere, où il fermera toutes fes hafdes, & les clefs en feront confites à une perfonne füre : chacun aura fes peignes & fes linges, qui feront mis dans des lavettes étiquetées.
Les malades auront un appartement féparé, & un domef- tique particulier, & outre deux vifites que leur rendra tous les jours le Reverend Pere Principal, on deftinera un Reli- gieux qui veillera fpécialement à ce que rien ne leur manque.
Les examens particuliers qui fe feront un jour de chaque femaine devant les Religicux, difpoferont les Eleves à en fubir, 1°. un plus étendu qui fe fera tous les derniers Jeudis de chaque mois; 2°. un général, & plus rigoureux, qui aura lieu au commencement de Septembre. On choifira parmi les Penfonnaires, ceux qui fe feront diftingués pen- dant le cours de l'année dans les différents exercices ; leurs noms feront infcrits fur un Programme imprimé, qui ren- fermera la notice des différentes fciences fur lefquelles ils feront interrogés ; & ce dernier exercice fera terminé par la diftribution des prix, qui couronneront le mérite & excite- ront l'émulation. Ceux de Meflicurs les Parents qui ne ver- roient pas les noms de leurs enfants inferits fur le Programme, connoîtroient facilementqu'ils n'ont pas répondu aux foinsdes Religieux : d’ailleurs les notes qui leur feront adreffées tous les mois, les inftruiront aflez des difpoñitions, des efforts, & des progrès fuccetBifs de leurs enfants : enfin on n'oublicra rien pour infpirer, par des motits de religion & d'honneur, non feulement l'amour de l'étude, mais encore plus celui de la piété. Si maluré leurs foins, les Religieux avotent la douleur de voir quelqu'un fe déranger contidérablement dans les mœurs, la prudence leur diéteroit de les renvover, toutefois après avoir averti Meflieurs les Parents. Cependant, pour éviter uncdémarche ft difuracicufe, ils avertiflentqu'ils ne recevront
LE COLLÈGE DE THOISEY 6;
point de Penfonnaires au deflus de l’âge de feize ans, & ils exigent une atteftation en bonne forme pour ceux qui auroient étudié dans quelque Colleue éloigné de leur patrie.
On prie Meffieurs les Parents qui voudront confier auxdits Religieux le foin de leurs enfants, de leur en écrire pour le plus tard dès la fin du mois d’Août prochain.
L'adreffe pour écrire à Thoifley, eft : Au Révérend Pere Principal du College Royal de Dombes, 4 Thoifey.
On reçoit les paiements, foit en argent, foit en billets fur Paris, Lvon & Mäcon.
OR UE 4)
(LE : © E tÉ
L'OUVRIER EX SOIE. MONOGRAPHIE DU TISSEUR LYONNAIS. Etude historique, cconomique et sociale, par Justin Godart, docteur en droit. avocat à la Cour d'appel, membre de la Société littéraire, historique
et archéologique de Lvon. — Première partie : La réclomentation du travail (1466 à 1791). Un vol. gr. in-8" avec figures. Lvon : Ber- noux et Cumin. — Paris : Arthur Rousseau (1).
(/
OILA un ivre qui comble, dans l'histoire de notre industrie QI locale,une lacune qu'on peut s'étonner d'v être demeuré si longtemps, vu l'importance du tissage des soieries à Lvon.
Ce nest pas que déjà divers écrivains n'aient abordé ce sujet. Mais ils ne l'ont envisagé que partiellement, ct par quelques-uns de ses côtés. L'étude approfondie de l'histoire de la manufacture, avec ses progrès au cours des siècles, son personnel de maitres, compagnons et apprentis et leur vie intime, sa constitution corporative et religieuse, ses condi- tons de travail et ses démèlés intérieurs, ses rapports avec le dévelop- pement mème de la cité, etc. cette étude, instructive entre toutes, mais que sa complexité rendait particulièrement ardue, restait à faire. M. Justin Godart vient de l'entreprendre, et il s'est acquitté de sa tiche avec un plein succès.
Soucieux d'établir une œuvre d'ensemble qui embrassât les multiples manifestations de la fabrique, et de l'établir avec Ces garanties d'au- thenticité qu'on exige aujourd’hui de tout écrivain qui veut étre écoutt,
(1) Honoré d'une souscription de la Chambre de Commerce de Lvon.
SPP RER EEE su © tr
2 gg MN MN OURS mn rm NE ns
BIBLIOGRAPHIE 6;
l'auteur a recouru directement aux sources, sans se lasser jamais du fastidieux travail imposé par le dépouillement etJ'analvse de pièces innombrables.
En plus des imprimés généralement connus ct qui ne pouvaient apporter qu'un assez faible appoint, le fonds si riche de la Grande Fabrique aux Archives communales, ceux de la Charité, de la Chambre de commerce et autres dépôts publics ont été compulsés, et, de cette préparation consciencieuse, est sorti un livre achevé, traitant à fond son sujet et nous donnant, du long passé de notre fabrique lvonnaise, un tableau vivant autant que véridique.
La première tentative d'implantation à Lvon de la manufacture des soies est due à Louis XI, mais elle échoua bientôt par l'opposition du Consulat et des notables qui, jaloux des privilèges de la ville, ne pou- vaient admettre de créer, avec les deniers des habitants, — le roi avait exigé un impôt extraordinaire de 2.000 livres, — un établissement in- dustriel dont la direction restait entre les mains du roi. Les ouvriers en soie, déjà installés dans notre ville, furent transférés à Tours en 1469.
A laide des documents contemporains, M. Justin Godart nous donne, sur ce premier essai, des détails extrêmement curieux et à peu pres ignorés jusqu'ici, tel le compte des dettes laissées à Lvon par les ouvriers partis à Tours. Ces dettes furent acquittées des deniers com- munaux, ct leur énumération présente une esquisse précieuse de la vie: matériclle des ouvriers en drap d'or et de soie, de 1466 à 1469.
Nous arrivons aux lettres de privilèges concédées par François [«", en 1536, aux Piémontais Turquet et Nariz pour fonder à Lvon unc manufacture des velours dont Gènes avait le monopole. C'est l'origine de notre industrie du tissage des soies qui devait prendre, avec Île temps, un essor inouï, conquérir, par la variété ct la perfection de ses produits, une renommée universelle et faireenfin la gloire et la richesse de Lvon. :
M. Justin Godart, en de savants chapitres, nous montre le long développement de la fabrique, favorisé par des circonstances de situa- tion particulières, et ses liaisons intimes avec le développement de la cité elle-mème. Il nous’introduit dans l'intérieur d'un atelier d'alors ct nous initie, avec la science d’un véritable praticien, au fonctionnement compliqué du métier à la grande ou à la petite tire.
La réglementation, cet élément si souvent décrié des anciennes
N: 1. — Juillet 1899. $
66 BIBLIOGRAPHIE
corporations, est étudiée avec toute l'ampleur qu'elle comporte. Une triste constatation r@sort avec évidence : c'est que ces règlements qui, à l’origine, avaient pour unique but l'intérèt général et la pratique loyale de la profession, dégénérérent bientôt en un instrument de pré- pondérance injuste du maitre-marchand sur lé maitre-ouvrier, situation déplorable qui amena, entre autres révoltes, celles de 1744 et de 1786, et qui, malgré les plaintes amères des ouvriers, persista sans change- ment appréciable jusqu’à la fin de l'ancien régime.
Trois chapitres entiers sont consacrés à l'apprentissage, au compa- gnonnage et à la maitrise : c’est dire que ces trois stages de la carrière du tisseur sont étudiés ici avec le mème soin scrupuleux que tout le reste, et que nous V trouvons la révélation de bien des faits peu connus.
Après avoir traité des conditions ordinaires de l'apprentissage quant à la durée, aux formes et clauses du contrat, au droit d'inscription, à la limitation, aux obligations de résidence, etc., l'auteur montre l'apprenti vivant au fover du maître, et par un choix d'exemples empruntés aux registres contemporains, la situation spéciale des apprentis de l'Aumône générale admis gratuitement, avec droit à un gage pavé par maitre.
Pour le compagnonnage, deuxième degré de la hiérarchie profession- nelle, nous vovons se dérouler d'abord la série des dispositions qui le concernent : droits de réception, billet de consentement, de congé ou d'acquit, le livre du compagnon, — qui a donné naissance au livret d'ouvrier encore usité dans Ja fabrique, — les avances, le chef-d'œuvre, L'auteur ensuite, fidèle à un plan qu'on ne saurait trop louer, utilise les documents authentiques pour placer dans son cadre et faire revivre sous ños veux le compagnon d'autrefois, avec le modeste budget de ses gains et de ses dépenses.
La maitrise arrive enfin, couronnement envié d'une laborieuse prépa- ration. Si elle confère des droits, elle impose en retour certaines obli- gations. Les uns et les autres sont exposés avec la parfaite impartialité dont l'auteur ne se départ jamais. M. Justin Godart, en ctfet, est sobre d'appréciations personnelles, estimant à juste titre que la vérité sur les avantages et les défauts de Finstitution qu'il étudie se dégage d'elle” même des documents qu'il soumet à son lecteur, lesquels documents par leur grand nombre et le caractère de généralité qui en résulte, ne lais- sent dans l'ombre aucun point du sujet.
Les chapitres suivants traitent du Ziacail et dés diverses questions
A De AS ni
BIBLIOGRAPHIE 67
qui SV rattachent : chômages, crises, tarifs, grèves, niises à fin- dex, etc.
C'est le côté religieux de la fabrique qui apparaît dans la Coufrerie avec ses dignitaires les courriers, sa chapelle aux Grands Cordeliers, puis aux Jacobins, ses cérémonies, ses ressources, sa suppression €t la vente de ses biens.
Viennent ensuite : Le Bureau, son installation, ses services, ses métiers
pour les chefs-d'œuvre; — Les Maitres-vardes avec leurs attributions, leurs droits de visites : — La communauté el ses luttes contre la liberté,
la liberté ! théorie séduisante, mais au fond de laquelle nos pères ne prévovaient que trop l'antantissement aujourd'hui consonumé du vieil atelier Ivonnais; — La vie intellectuelle, les distractions, la prévovance, les idées religieuses et politiques ; — et enfin La vie matérielle et les budects, deux chapitres remplis de détails curicux sur l'existence courante de nos tisseurs aux deux derniers siècles, leurs fètes, leurs ébats, leur mode d'assistance, leurs sentiments religieux et politiques, leur condition matérielle d'après les budgets, etc., etc.
On voit, par ce simple exposé, combien l'auteur à su faire la lumière sur toutes les parties de sa thèse, et puiser à son égard tous les modes d'informations.
Le travail de M. Justin Godart comporte encore un long et labo- rieux complément, précieux entre tous, et dont les chercheurs de l'avenir lui sauront gré. C'est une bibliographie générale et un classe- ment méthodique, avec analvse sommaire, de toutes les pièces d'archives avant trait à l'histoire de la fabrique, que renferment nos dépôts publics et dont l'auteur s’est servi pour édifier son œuvre, Cent huit pages du livre sont consacrées à cette nomenclature, référence perma- nente qui à épargné au texte l'inconvénient de citations qui l'eussent fréquemment entrecoupé.
On conçoit sans peine les services multiples que peut rendre à notre histoire locale un classement de cette importance.
Des dessins et eaux-fortes de M. G. Pautet reproduisant une série de motifs incdits empruntés au fonds de la Grande Fabrique, donnent à l'ouvrage un attrait de plus.
Deux autres volumes, actuellement en préparation, suivront celui-ci. Le premier, ayant pour titre : La liberté du travail, comprendra la période qui s'étend de la suppression dés maîtrises et jurandes à la créa- tion des syndicats professionnels (2-17 mars 1891 au 21 mars 1884). Le
68 BIBLIOGRAPHIE
second, intitulé : La liberté du travail el la liberté d’associalion, ira de la création des svndicats professionnels à nos jours.
C'est donc une monographie complète de l'ouvrier en soie de Lyon que nous promet M. Justin Godart, la seule qui aura été écrite jusqu'à présent sur un plan d'ensemble aussi étendu. |
« L'accueil que feront les lecteurs au volume que nous leur présen- « tons aujourd'hui nous dira si nous sommes trop ambitieux et si nous « devons compléter l’œuvre entreprise, » dit l’auteur en terminant la préface qu'il a placée en tète de son livre. Cet accucil, nous en sommes certain, sera digne du mérite de l'ouvrage et bien propre à encourager l'auteur à en poursuivre l'achèvement. Et c'est avec d'autant plus d'impatience que les lecteurs attendront ces études futures qu'ils auront pu apprécier, par le premier volume, la haute valeur d'un tra- vail qui restera l'une des milleurs contributions apportées depuis
longtemps à l'histoire de notre ville. A. GRAND
A MECOTE, par J. EsquiroL, Paris, Slock, 1894.
Des convictions religicuses profondes, moins basées peut-être sur des motifs de raison que de sentiment, une nature facilement impression- nable, des tendances à la rèverie, une mollesse native et invincible, la haine de leflort, telles sont les qualités de quelques jeunes Lvonnais. L'un d’entre eux, entrainé par la logique de la Foi, Georges Desmarcs, le héros, peu héroïque, aspire aux sommets de la perfection, aux alpes mystiques où les puretés éternelles promettent fraicheur et repos, tandis que dans les vallées profondes, où le torrent du siècle roule li banalité de ses fanges, l'air manque à son âme anémice.
Un soir, excité par le chant des rossignols, le tremblotement d'une etoile et l'odeur des fleurs de tilleul parfumant l'air tiède, ce jeune homme de vingt-deux ans sent son cœur se gonfler et des larmes « d'indécises émotions » coulent abondantes: puis « soudain des pensées qui le hantaient inconsciemment depuis des années se concré- térent, se précisérent, lui fondirent le cœur en un élan très doux vers le Dieu de cette nature pacifiante. C'en était fait, La résolution de Georges était prise, il serait moine. »
De sages personnes discutent cette vocation sentimentale et de bons conseils Jui font ajourner ses débuts dans la vie monastique, il peut, du
reste, Cssaver d'un noviciat moins dur, en entrant dans un grand sémi-
BIBLIOGRAPHIE .69
naire, et il part pour Issv, grand séminaire tvpe et modèle, dirigé par les Sulpiciens. Sensible et mystique, Georges ne peut s'accommoder des réalités de l'apprentissage sacerdotal, du prosaïsme de la discipline, de la monotonie de la règle, et au bout de deux mois il reconnait qu'il n'a pas les aptitudes voulues pour ètre prètre ou religieux.
I rentre dans le monde, organisant sa vie librement, pour jouir de tous les avantages d'une existence religieuse contemplative, n'avant pu attéindre le pic où lime est plus près de Dicu, il ne quitte pas la sainte montagne ct, dd micoles Gi établit un érmitage Cgoiste où a ferveur de sa foi ne sera pour lui qu'une jouissance.
Ainsi finit l'aventure psychologique de Georges Desmares. Ce livre est dédié à Huvsmans, maitre et ami; en cflet, il procède d'En roule, mais S'41 v a quelques analogies entre ces deux œuvres, elles sont plus dans la forme que dans le fond. Georges n'a rien de Durtal, que les dialogues invraisemblables et les monologues où le pour cet le contre plaident sans qu'il soit jamais tiré de’ conclusions. Durtal n'a pas cette foi enfantine, d'habitude, acquise dès l'enfance, dans Ja famille, et conservée puis développée par les directeurs de la maison d'enscigne- ment libre. Dans En roule, les mouvements désordonnés de l'âme font rage ; l'ennemi est derrière la porte, on ne le voit pas, mais on l'entend gronder de terrible façon: cette première nuit de Durtal, à la Trappe, comme elle est tragique, comme TF'immonde redouble ses furieux cforts! Avec Georges, cela n'existe pas, le lecteur en éprouve mème un vague étonnement, une comique inghiétude. Car dans une étude psychologique aussi serrée, supprimer tout simplement « le tendre embarras qui maigrit l'espèce humaine » ecla ne laisse pas que de dérouter un peu. Il faut voir là un parti-pris habile de l'auteur qui voulant sans doute faire un roman lonnais, à donné cette caractéris- tique retenue à tous ses personnages.
Georges, Chaudier et FEcirax, tous les trois d'un mème gabarit, se profilent sur un ciel päle, tous les trois tiennent à 11 main une tige de lis symbolique, leur barbe est fluviale, et une fumée bleue, qui les nimbe de ses volutes, sort de leurs pipes fidèles et pudiques.
Durtal n'est pas Lvonnais et Gcorges l'est bien, ce qui ajoute à A mi-côte un attrait tout particulier pour nous.
"Ces formules empruntées à un autre auteur, par méfiance de soi- mème, ce masque du pseudonvme, sont choses auxquelles se con- damnent les écrivains citovens des quatre ou cinq petites villes confé-
=0 BIBLIOGRAPHIE
dérées sous le nom de Lvon; il les faut, surtout dès les débuts, pour échapper à l'interprétation basse, étroite ou moqueuse des pharisiens coudovés chaque jour.
A mi-céle est écrit, dans un style bien personnel, clair, précis, plein de pensées encore plus que d'images. Comme il est convenu, dans ce genre-là, l'auteur ne doit pas éviter un mot trivial, si ce mot exprime mieux sa pensée, il ne doit pas non plus se priver de néologismes, mots composés, etc. L'on est déjà habitué à cette manière d'écrire et l'on peut sourire lorsque ces inventions sont drôles comme l'adjectif « alléluiatique », ou comme Île verbe « arc-en-<cieler » ; et pourtant ne faudrait-il pas qu'un écolier soit bien coupable pour être condamné à conjuguer le verbe « j'arc-en-ciclise » ?
Les paysages sont traités en artiste ; ils sont pleins de sentiment, ces petits croquis, tracés avec l'acuité du terme choisi, ou aquarellés d'épithètes inattendues. C'est à Fourvière, sur Ja sainte colline, que Gcorges se promène de préférence avec son ami Chaudier et ils errent souvent «au hasard des routes solitaires bordées de couvents, dont les murailles grises faisaient planer sur le chemin le calme de leurs clôtures conventuelles, encadraient des portes toujours fermées que surmontaient des croix, des statues de la Vicrge, des Enfant Jésus soutenant la boule du monde; puis s'interrompaient de temps en temps sur des échappées de vie irréelle, des clochers, des méandres de fleuves Jaiteux, des épandues lointaines de plaines violettes donnant l'illusion de la mer. »
La cathédrale et le quartiër Saint-Jean ne sont pas oubliés et ce sont de bonnes pages qui leur sont consacrées, par l'auteur ne traversant pas la Saône et ne voulant point voir Fourvière de la place Bellecour.
Qui donc dira les aspects multiples et variés des deux fleuves et des deux collines, qui donc peindra la splendeur de a ville vue du quai des Brotteaux, la morosité des maisons trop hautes, la tristesse grelottante des carrefours d'hiver, la pocsie rétrospective du quai Saint- Clair et le merveilleux panorama qui s'étale autour du pont de la Guil- lotière ? Nul mieux qu'Esquirol ne le fera, il vient de donner un gage, et, déja peut-être, il a tracé, pendant ses nuits fécondes, les meilleures pages d’un second romain lvonnais.
Qu'il en soit ainsi, et nous le couronnerons de lauriers et de lis —
pas de mvrtes : 4 mi-cûte, promet autant qu'il a donné.
F. BREFGHOT pu LUT.
Chronique de Juin 1899
SOMMAIRE. — Les morts du mois. — M. Auguste de Montgoffier. — Xavier Privas, prince des Chansonniers. — Arnaud-Picheran et « Madame Pistache ». — Les livres du mois. — «Ceux de Belfort. » Les « Guides » de Gil-Bert.— Les émeutes à Lvon.— Les étudiants et
les fêtes de Thoissev, — Marchand et Baratier. — Gallieni à Lvon. — La Société d'enseignement professionnel. — Le congrès d'archéo-
Jogie de Mâcon.
JE mois doit être marqué d'une pierre noîre. S'il.
commence par l'arrivée de Marchand, le héros de Fachoda, et de la mission Congo-Nil, il finit par le retour de Drevfus; Il s'ouvre avec les scandales d'Auteuil et se termine avec l’arrivée au pouvoir du cabinet Waldeck-Millerand et de Lanessan. S'il commence avec des ondées bienfaisantes, réclamées par le paysan, H s'achève avec des pluies torrentielles qui compromettent bien des récoltes. C’est donc un bilan néfaste qu’il nous faut enregis-
72 CHRONIQUE DE JUIN
trer. La mort y fauche bien des amis. Le 8 juin, M. Ernest de Chenelette meurt emporté, à 21 ans, par une longue et terrible maladie qui brusquement interrompt une vie qui _s'ouvrait devant le plus brillant avenir.
Le 10 juin, nous enregistrons la mort de M. Auguste de Montgolfier, chevalier de l'ordre de St-Grégoire-le-Grand, ancien député, maire de St-Marcel-les- Annonay. On sait comment fut remplie la vie de cet homme de bien qui laisse après lui de si vifs regrets. Sorti avec le n° 2 de l'Ecole Cen- trale de Paris, il avait donné tous ses soins à continuer l’in- dustrie de ses frères et créé, avec son frère aîné, M. Charles de Montsolfier, une usine modèle dont la vieille réputation est universelle.
Le 15 février 1874, il fut nommé maire de St-Marcel ct . l'était encore lorsque la mort est venue le frapper ; ajoutons que, depuis le commencement du siècle jusqu’en 1877, la mairie de St-Marcel avait toujours été occupée par un membre de la famille Montgolfier.
En 1885, M. Auguste de Montgolfier était élu conseiller général d’Annonay ; en 1889 il était envoyé à la Chambre des Députés par ses concitoyens. |
Il fut de 1890 à 1893 président du syndicat de la pape- terie française.
Le 13 juin, mort à Vienne de M. Xavier Olibo, qui pen- dant 33 ans (de 1847 à 1880) avait été directeur de l’octroi de Lyon.
Des travaux très remarquables sur la législation adminis- trative, lui avaient valu d’être nommé, en 1856, chevalier de la Légion d’honneur, puis officier du même ordre, en 1877.
Nous apprenons de Feurs, le 15 juin, là mort de M. Lucien Bouchetal-Laroche, conseiller honoraire à la Cour d’appel
CHRONIQUE DE JUIN | 73
de Lvon, chevalier de la Légion d'honneur, ancien président du Conseil général de la Loire.
Le 16 juin, une fin prématurée impressionne douloureu- sement le monde médical de Lyon; je veux parler de la mort, à l'hoissey, du docteur Francon, qu'on enterrée pen- dant les fêtes organisées en l'honneur du commandant Marchand, triste opposition des choses de ce monde : la fète, le deuil, c’est la loi commune. Tout le monde apprt- ciait l1 modestie, le savoir et la charité du docteur Francon, ancien interne de nos Facultés, gendre de M. le professeur Vignon, qui occupa longtemps avec tant d'autorité et de distinction la chaire de rhétorique au Lycée de Lyon.
Enregistrons encore, le 18 juin, la mort de Mme Hubert de St-Didier, marquise douairière de la Verpillière, décédée à Lagnieu (Ain); enfin, celle de Clovis Lambert, ancien sous-directeur de l'Harmonie Lyonnaise, ancien directeur de Harmonie Gauloise, musicien consommé, artiste très aimé ct très apprécié dans toutes les réunions musicales.
Mais si le monde des arts et de la musique a été pro- fondément affecté par la mort de cet artiste, une nouvelle l’a mis en joie. Notre excellent ami et compatriote Xavier Privas venait d’être sacré, à Montmartre, prince des Chan- sonniers. Le 10 juin, les amis du poète, réunis au Cabaret des Arts, confiaient le sceptre de la Chanson à ce chanson- nier exquis, lettré délicat, amant fanatique du rythme et de la forme, qui fit pendant tant d'années les délices du Caveau Lyonnais, avant d'aller conquérir les suffrages des poètes de Montmartre jusqu’à s’en faire élire leur roi.
74 CHRONIQUE DE JUIN
Qui de nous n’a connu la fière mine de mousquetaire du régisseur Taravel, l'enfant chéri de nos salons qui s’en disputaient les faveurs ? Qui ne l’a entendu, de sa voix claire, sonnante et mordante, marteler avec énergie ses fantaisies tantôt macibres, à la Villette, tantôt amoureuses, à la Piron ; la tête fièrement rejetée en arrière, s'accompagnant lui-même au piano, tourné de trois quarts vers son audi- toire attaché à ses lèvres. Xavier Privas secoua, il v a tantôt sept ans, les paperasses du régisseur Taravel, il en brisa x plume pour prendre celle du poète de là Chanson et s’envola pour Paris qui vient de le sacrer prince des Chansonniers, comme il avait sacré Verlaine, Mallarmé et Dicrx, princes des poëtes. Quelle carrière, rapidement couronnée de la plus flatteuse des gloires!
Un autre artiste Ivonnais, compositeur de talent, Eugène Arnaud-Picheran, qui tint avec beaucoup de verve le bâton de chef d'orchestre du Casino et se fit applaudir si souvent dans nos salons pour ses compositions pleines de charme et de mélodie, vient d'obtenir à Paris, aux Folies-Drama- tiques, dont il est depuis deux ans le chef d'orchestre, un joli succès, le 14 juin, avec un vaudeville-opérette en trois actes dont il a fait la musique « Madame Pistache ». Cette œuvre badine à été très bien accueillie par la critique et marche gaillardement vers sa cinquantième.
Après les poètes et les musiciens, passons aux hommes de lettres. |
Deux livres nous apparaissent en ce mois. Je ne parlerai pas du troisième volume de la Nouvelle Histoire de L\on, de A. Stevert, œuvre monumentale que tous nos érudits ont déjà entre les mains. Je signalerai aux amis des lettres : Ceux de Belfort, de Gabriel Gerin, notre si aimable et si séduisant compatriote, l’auteur si goûté d’une précédente
CHRONIQUE DE JUIN 75
étude sur le siège de Neuf-Brisach où se couvrirent de gloire les moblots du Rhône, l'écrivain charmeur du Pays des Etangs et des Mariniers du Rhône. Le nouveau roman de Gabriel Gerin est empoignant .vec son style incisif, coloré, écrit avec une plume alerte et vigoureuse. Îl s'en dégage mème une haute leçon. Les mobiles de Lyon, recrutés à la hâte, entrent à Belfort indisciplinés, sans esprit militaire, sans instruction. Ils en ressortent décimés par le feu, mais aguerris, invaincus et triomphants. Le siève accomplit ce miracle ; la lutte de tous les jours à opéré cette transforma- tion. Voilà la philosophique leçon qui ressort du roman de M. Gabriel Gerin; voilà le salutaire et martial ensei- unement que donfent à ceux d'aujourd'hui Ceux de Belfort.
Enfin, voici le nouveau guide de Gil-Bert (Jules Berlot, de l'Express) le Sud-Est de la France, œuvre complètement remaniée, transformée, complétée, qu'il nous avait déjà présentée, il v à un an, sous le titre de Autour de Lyon, en plusieurs fascicules. Edité avec le plus grand s:in par PS. P. A., et avec un luxe inouï, une débauche d'illustra- tions et de gravures, le travail de Gil-Bert est un véritable tour de force en son genre.
Sur chaque pays, chaque vestige, chaque site, c’est une quantité prodigieuse de notes historiques, topographiques et pratiques, condensées en quelques lignes et présentées avec une clarté parfaite, un mouvement et une vie qui font que l'on dévore les pages comme les kilomètres. Son précis historique de Lvon est un travail qui se recommande autant aux touristes qu'aux fervents de notre histoire lvonnaise.
Ceux-ci ont tenu, le 6 juin, à la Commission du Feux Lvon, une intéressante séance. M. Jamot v à présenté li
76 CHRONIQUE DE JUIN
suite de son portefeuille contenant la reproduction. des vieilles enseignes encore existantes. |
MM. Gourju et Georges ont fait part à la Commission de leurs recherches personnelles pleines d'intérêt. Le Pieux Lyon s'est donc mis résolument au travail ; nous pouvons attendre de lui une œuvre féconde et nécessaire À notre histoire.
J'ai réservé pour cette fin de chronique les faits saillants du mois.
Au début, manifestations tumultueuses qui, pendant cing jours, livrent le quartier de Bellecour à l’émeute.
Au lendemain du scandale d'Auteuil, qui a rendu légen- daire à légal de celui de Napoléon le chapeau de M. Emile Loubet, les étudiants de Lyon se réunissent à la Brasserie Fhomassin pour préparer l’organisation d’un voyage sur la Saône, le 18 juin, à Thoissev, à l’occasion du retour du commandant Marchand.
En sortant de la réunion, monôme traditionnel et cris de : Vive l’Armée ! Quelques personnages, aux allures louches, leur répondent par les cris de : À bas l'Armée! Vive Loubet ! |
TFapage ; horions et coups de cannes. Le lendemain, 6 juin, la rue, sur un mot d'ordre venu d’en haut, est livrée à la populace. Il faut au monôme pacifique et patrio- tique d’hier, une contre-manifestation officielle. Le cri de : Vive Loubet! sert de prétexte à une foule venue des quatre coins de la banlieue où la police tolère ses chevaux de retour, pour envahir le centre de Lvon et créer, sur la place Bellecour, de véritables émeutes. Mais il était plus
re 2 1 1 1 Os
CHRONIQUE DE JUIN pra
facile de faire sortir ces bandes révolutionnaires de leurs repaires que deles v faire rentrer. Pendant cinq jours c’est le désordre dans les rues, avec ses charges de gendarmerie, ses razzias accoutumées.
Enfin la semaine s'achève sur une nouvelle manifestation au cours de la Faculté de médecine professé par M. Auga-' æneur, dont les étudiants n’acceptent qu'avec répugnance les nouvelles théories socialistes-révolutionnaires. Le cours de pathologie externe est suspendu le 10 juin jusqu’au 14. Sa réouverture se fait sans incident.
Pendant cette semaine d’émeute, un scandale avait défravé les conversations, l’arrestation de M. S....., direc- teur-gérant d’un de nos grands magasins de Lron. M. S..…., est remis en liberté le 30 juin, après avoir signé sa démis- sion de directeur-gérant de la Société.
Mais les étudiants de Lvon n'avaient pas perdu de vue, pendant la semaine d'émeute, leur projet de vovage à Fhoissev.
Le 18 juin, nous les retrouvons dans la plus petite ville, si coquettement plantée sur les rives de la Saône, dans cadre le plus riant qui se puisse rèver. Ils viennent v accla- mer le commandant Marchand, revenant dans sa ville natale, accompagné des capitaines Baraticr et Germain, après trois années occupées à mener à bien, avec une éner- gie indomptable, la fameuse mission Congo-Nil, héroïque- ment conduite à Fachoda. Jamais je n’oublierai ces deux journées de fêtes splendides, où la foule des paysans, accou- rus de tous les coins du Beaujolais, du Lvonnais, du Micon- nais, de la Bresse et de la Dombes acclamait Marchand et ses collaborateurs, avec une joie débordante, un enthousiasme qui touchait au délire, où jamais note discordante ne troubla cette belle harmonie des cœurs. Tous se sentaient
78 CHRONIQUE DE JUIN
fers de serrer la main de ces héros, comme si, à ce con- tact, une étincelle de leur gloire, les eût, eux aussi, éclairés.
Et ces étudiants exubérants de gaieté et de patriotisme, qui détellent les chevaux de la voiture pour traîner en triomphe le commandant Marchand au champ de foire où l'attend un banquet monstre de quatorze cents couverts; ces tables qui s’eflondrent sous les spectateurs juchés afin de mieux acclamer leurs héros, et ce retour du banquet à travers les rues de Thoissey, promenade triomphale où cha- cun veut encore embrasser l'ancien petit clerc de l'aimable notaire M. Blondel, qui perdit tant de temps à lui inculquer jadis, sans résultat hélas! quelques éléments de procédure. Marchand, pas plus que Xavier Privas, n'était né pour les paperasses.
Voilà des fêtes qui nous réconfortent et nous consolent de bien des hontes.
Le 27 juin, les anciens clèves de Thoissey acclamaient encore leur ancien camarade et Marchand se vovait de nouveau fêté, dans l'intimité cette fois du vieux collège, par des amis fiers de sa gloire.
Une chose m'a frappé dans ces deux officiers, Marchand ct Baratier, avec qui j'ai vécu deux journées, celle du lundi surtout, tout à fait intime; c'est leur belle figure ouverte, crane, terriblement dure quand elle réfléchit, pleine de charme quand elle sourit; ces veux perçants comme l'acier, profonds, qui vous dévisagent, vous analvsent, vous detptent, noirs de jais chez Marchand, bleus chez Baratier comme son uniforme, des veux qui devaient fasciner, terrisser les chefs africains, et qui font comprendre comment ces 0 Eciers ont pu, sans s’en douter, accomplir de si grandes chose:, des veux enfin qu'on n'oublie jamais.
Et tandis que Thoissev recevait en triomphe son enfant
CHKONIQUE DE JUIN 79
prodigue... de gloire. Lyon acclamait le général Gallieni, un autre héros, tout aussi modeste, le pacificateur de Mada- uascar, à la Société de Géographie. Comme Marchand, Gallieni est grand, élancé ; il a la tournure énergique, le visage froid et réfléchi de l'homme d'action.
Le mème jour, 18 juin, M. Liard, directeur de l'ensei- unement supérieur, présidait à côté de M. Mangini, la distribution des prix aux élèves de la Société d'enseignement professionnel du Rhône.
Le 20 juin, M. Liard inaugurait le muste archéologique installé au deuxième Ctage du palais commun aux Facultés de Droit et des Lettres. Autour de lui, M. le recteur Compayré, MM. Armand-Caillat, Isaac, Sicard, MM. les professeurs des Facultés ; M. Liard en a profité pour remer- cier solennellement les riches bienfaiteurs de l'Université ; MM. Mangini, Cambefort, Oberkampf, de Riaz, Isaac, docteur Birot. |
Bientôt le public pourra visiter chaque semaine le nou- veau musée archéologique.
Ne quittons pas nos Sociétés littéraires ! Voici l'Académie de Lyvon qui s’honore de recevoir dans son sein M. l'abbé Rambaud, MM. les D" Crolas et Marduel.
Et revenons, pour finir cette chronique, à l'archéologie, à propos du Congrès d'archéologie tenu à Mâcon du 14 au 21 juin, Congrès particulièrement brillant par Île nombre et la qualité des membres français et étrangers qui suivirent ses excursions à Clunv, à Parav-le-Monial, à Solutré, à Berzt, Tournus, Chälon, Autun, etc... Lyon ctait représenté au Congrès par ses plus éminents archéo- logues : M. le D' Birot qui fait au Congrès une communi- ation intéressante au sujet des sculptures de Pabbave d'Ainav, protographites en collaboration avec M. l'abbé
50 CHRONIQUE ‘DE JUIN 1899
Martin, MM. Pierre Richard, Jamot, Joseph Déchelette et Favarcq, de la Diana, y font aussi d’intéressants rapports. Le Congrès de Mâcon aura des conséquences importantes 3 . , . . ; 6 pour l'archéologie et pour l’histoire de notre région.
Pierre VIREs.
à RE Et
Le Gérant : P. BERTHET.
Lvon, Imp. Mougin-Rusand, Waltener et CF, suc", rue Stella, 3.
SAINT NIZIER
Panégyrique prononcé, dans son Eglise, pour sa fête
patronale, le 16 avril 1899
IL est permis, en fêtant les habitants du ciel, de rapprocher les exemples qu'ils nous ont lais- . sés des préoccupations de l’heure présente, si la
piété ne se choque pas d’entendre louer des vertus antiques
avec le ton et les expressions d’un langage moderne, l'il-
lustre patron de cette paroisse, me semble-t-il, présente à
l'admiration et à l’étude l’évêque populaire par excellence,
dans la double signification étymologique du mot, l'évêque allant au peuple et agréé par le peuple, cher à ses ouailles, plus aimé encore que révéré, plus désireux d’être utile par sa charité que d'obtenir pour sa haute dignité les marques d’un respect obligatoire. On le vit affable et bienveillant, au moins autant que vigilant et mortifié, mais plus soucieux
encore de nourrir les pauvres et de vêtir les malheureux ; il
s’appliqua à combattre les ignorances et les vices de l'âme
et il guérit les maux du corps; assidu à l’oraison, ardent à
N° 2. — Aoùt 1809. 6
82 SAINT NIZIER
l’action, il fut prompt à rendre la justice aux humbles, la liberté aux prisonniers, la paix aux vaincus ; attentif surtout à diminuer les charges publiques, à briser les tyrannies sociales, à établir sur le travail, la fraternité et la prière, les bases nécessaires d’une civilisation naissant à peine, au souffe de l'Evangile, et lente à se constituer, dans la fusion des débris de la puissance romaine et des éléments du monde germanique, si voisins du chaos.
Et par un retour, malheureusement trop rare, jamais ministère sacré ne fut entouré de plus d’honneur et de vénération. Les services engendraient la considération ; l’obéissance s’étendait avec la renommée. On ne discutait pas des ordres qui étaient estimés comme des bienfaits ; chacun s’empressait de s'engager sous la plus paternelle et la plus indulgente des tutelles. En contemplant cette harmo- nieuse entente du pasteur et du troupeau, en observant les heureux effets d’une union ouvertement et sans cesse pro- . clamée, les paroles du Sauveur viennent naturellement à l'esprit: sans hésitation comme sans hyperbole, on applique à saint Nizier et au diocèse qu'il à dirigé ce signe d’un sacerdoce fécond et d’une docilité bénie : Cognosco oves meas el CognosCunE me mer. |
Règle essentielle de l’activité apostolique ; idéal sublime ct familier à la fois du prêtre catholique, averti de disposer des grâces, dont il est l’intermédiaire, avec une prudence avisce et une libéralité assez large pour gagner tous les cœurs.
Pendant vingt et un ans que saint Nizier fut à la tète de son église, la cité Ivonnaise vécut dans cette concorde et dans cette félicité. Elle en goûta les charmes, elle en res- sentit es précieux avantages. Les crovances catho- liques s’affermirent et s’étendirent; les restes des supers-
SAINT NIZIER 83
titions idolâtriques disparurent des campagnes les plus écartées, où elles s'étaient isolées; le niveau de la moralité monta; la législation s’éclaira ; les coutumes san- vuinaires se réformèrent peu à peu, les institutions s’inspi- rèrent des maximes évangéliques et la rovauté mérovin- vienne, sous Childebert et sous Gontran, s’honora de mettre au service de Dicu ses trésors, ses trophées et ses codes.
Le peuple, délivré de l'horreur des invasions, protégé contre la violence des vainqueurs, secouru dans ses maux, ramené à la charrue et aux sillons, instruit et guidé, attri- buait à son évêque les bienfaits nouveaux dont il jouissait, et le ciel, pour redoubler cette confiance et récompenser cette soumission, multipliait les miracles sur les pas de son envoyé; il ajoutait ainsi, à l'influence d’éminentes vertus et d’abondantes aumônes, l'éclat éblouissant d’une perpt- tuelle et mystérieuse intervention.
Les traces et les preuves de ce tout-puissant ascendant sont aussi innombrables que certaines ; l’histoire, en ce cas, a de beaucoup précédé la légende ; elle est plus merveilleuse qu'elle. Un des derniers traits de la destinée de notre saint est en effet d’avoir eu pour biographe son petit-neveu, celui qu'on à surnommé le Père de nos annales françaises. C'est avec ses souvenirs personnels, là mémoire encore toute chaude des spectacles qui l'avaient frappé, la plume agile et exacte à reproduire les récits rapportés par des témoins oculaires, que Grégoire de Tours à composé la Vie de son bienheureux oncle et qu’il nous à laissé le por- trait achevé de sa physionomie aussi attachante que noble, moins terrible aux méchants qu'elle ne fut souriante aux infirmes, aux miséreux et aux opprimés.
Avec un tel guide, on est assuré d'avance de ne pas glisser dans Fa banalité de louanges indécises et communes.
84 SAINT NIZIER
Notre appréhension serait bien plutôt d’affaiblir les couleurs du tableau et de ne parvenir qu'imparfaitement à en repro- duire les traits, dessinés avec tant de sincérité et d'émotion filiale. | |
Je crois légitime d’expliquer par la bonté le crédit et la popularité de saint Nizier; elle nous livre le secret de son action sur son diocèse, du succès de ses prédications, de l'efficacité de ses prières, du don mème des miracles qu'il portait partout où il allait et dont ses cendres furent longtemps honorées.
La bonté fut sa vertu de naissance, de prédilection et de grâce, le fond de sa nature, l'inspiration de sa conduite, la source intarissable de ses largesses et de ses prodiges. Prenez la peine de le suivre dans la demeure paternelle, au milieu des siens, sur son trône épiscopal, dans le tombeau où il fut enseveli avec tant de larmes et de regrets, partout il est constant avec lui-même: enfant humble, prélat bienfai- sant, thaumaturge secourable, il tire sans cesse de son cœur les trésors d’amabilité, de compassion, de dévouement et de miséricorde dont il surabonde; personne n’accourt vers lui, sans être exaucé dans sa requête, protégé dans son inno- cence, soulagé dans sa faim, encouragé dans ses espérances et dans ses vœux. A l’école du grand Apôtre, il s'est fait tout à tous et il les gagne tous à Jésus-Christ : jusque par delà les portes de la mort, tout poudre que son cadavre est devenu, il ne peut demeurer insensible aux plaintes de sa clientèle accoutuméce qui lassiège : il sèche les pleurs, il redresse les membres, il chasse les démons. Voilà le modèle des évêques, le plus tendre des pères, le plus compatissant des intercesseurs. Caractère, œuvres, prodiges, tout révèle dans ce célèbre pontife le parfait imi- tateur du Maitre qui a dit : « Venez tous à moi et je vous
Lt me 7
SAINT. NIZIER 55
soulagerai. » Sa vie entière n’a été que l1 reproduction ininterrompue de cette parole ct de cet exemple divins. Je m'arréterai, dans son cours, aux épisodes les plus saillants et vous en serez de plus en plus convaincus.
Lorsqu'il prit possession de la chaire fondée par saint Pothin, arrosée du sang de plus de vingt mille martyrs, illustrée par la science d’Irénée, les austérités de Just, l’élo- quence d’Eucher, la sainteté de vingt de ses prédécesseurs, placés sur les autels, Nizier touchait à sa quarantième année et il acceptait avec simplicité une dignité qu'il n'avait pas recherchée. Sa personne aussi bien que son éducation, ses études comme ses vertus, son humilité, sa réserve et sa piété annonçaient qu'il serait un homme d’Eglise et un défenseur de la cité, tel que la Providence les choisit aux heures critiques et les donne aux nations qu’elle aime.
J'ignore si nos ancêtres le connaissaient et l'avaient vu; il était né à Genève et sa jeunesse s'était écoulée en Bour- gogne. Mais ce qu'ils apprirent de sa famille, de son caractère, de ses habitudes, l1 recommandation que le vénérable évêque Sacerdos, dont ils pleuraient le trépas récent, en avait faite, suffit amplement à les rassurer. L’élu s'offrait à eux avec les marques évidentes d’une vocation d'en haut, orné des dons les plus propres à lui en faciliter les devoirs et à lui concilier toutes les sympathies.
L'étoile des prédestinés avait brillé sur son berceau et une guérison inattendue, au sortir de l'enfance, avait permis d’augurer qu’à son endroit les plus ambiticusces espérances maternelles ne seraient pas déçues. Ce double
86 SAINT NIZIER
récit vaut la peinc d’être reproduit; les intentions célestes s’y dévoilent avec le plus gracieux intérêt.
Les parents du futur prélat de Lugdunum, Florentius et Artémia, attendaient sa venue prochaine en ce monde, quand les Genevois perdirent leur propre pasteur et déci- dèrent de le remplacer par le sénateur Florentius lui-même. Une pareille élection, extraordinaire à nos yeux, n'avait rien d'insolite et d’anormal dans ces âges reculés; on voyait assez fréquemment ces passages subits de la famille au sanctuaire, de l'administration de vastes domaines au gou- vernement ecclésiastique. Le roi Sigismond avait ratifié le vote, et le candidat un peu involontaire n'avait pas refusé son consentement. Mais 1] avait compté sans l’émoi et les résistances de sa femme. Dès qu’elle eut appris le projet, elle le combattit avec sa raison et avec ses pleurs et finit par dire à l'époux ébranlé : Abandonnez, je vous en prie, votre dessein; repoussez la dignité qui vous est offerte par la cité. Je porte dans mon sein le fils que vous m'avez donné; c’est à lui qu'ilest réservé d’être évêque. Le Gallo-Romain s’inclina devant cette prophétie, comme Abraham s'était rendu à la voix de Sara, et quand enfant vit le jour, on l'appela Nicétius, le victorieux, voulant bien signifier par là ses triomphes à venir sur la chair et sur le siècle, mais pour rappeler aussi que la tendresse conjugale lavait emporté, en cette circonstance, sur l'engagement pris avec des conci- tovens dont les désirs furent impuissants à séparer ce que Dieu avait précédemment uni.
Au seuil de l'adolescence, on eut à redouter que l’oracle fût brutalement démenti par la mort. Un abcës infectieux, pustula mala, comme s'exprime lhagiographe, envahit la face du petit malade ct bientôt son état fut désespéré. Artémia s'adresse àtousles saints du paradis, mais surtout,
SAINT NIZIER 87
plongée dans les plus affreuses angoisses, clle invoque le crédit de saint Martin. Depuis deux jours l'enfant était sans regard et sans voix, la pauvre femme songeait aux apprêts funèbres, lorsque tout à coup l’agonisant ouvre les yeux et réclame sa présence. Elle accourt. « Que me veux-tu, mon fils, demande-t-elle. Cessez de craindre, lui répondit- il; le bienheureux Martin a tracé sur mon visage le signe de la croix et il m'a ordonné de me lever. » A ces mots il s'élance hors de sa couche; tout malaise a disparu. Il lui resta néanmoins sur la joue une cicatrice, comme témoi- gnage du danger qu'il avait couru et de l’opportune inter- vention qui l’eh avait délivré.
-Cependant l'heure des leçons sérieuses approchait ct l'avenir présageait trop de grandeur et de fortune au fils, pour que la mère ne jugeât pas indispensables, et le plus tôt possible, une discipline rigoureuse et une instruction éten- due. Le portrait que Grégoire de Tours, son arrière-petit- fils, nous à tracé de cette patricienne distinguée, nous la montre non moins dévouéc que vigilante, unissant dans sa maison l'ordre et l’activité, très résolue à ne pas sacrifier la moindre parcelle d’une autorité qui était, entre ses mains, aussi ferme qu'absolue. Frappée par un veuvage préma- turé, elle suppléa à l'absence du chef de famille, et dans ses immenses exploitations agricoles, comme dans son intérieur, tout marcha sous l'impulsion de sa haute intelli- vence et de sa décisive volonté.
Mais il semble que Nizier ait obtenu, sur son frère ct sur sa sœur plus âgés, une part privilégiée de sollicitude, quelques marques plus sensibles de cette tendresse si tveillée et si respectueusement nourrie.
Que de fois, le long des siècles, nous apercevons ainsi l'âme des saints les plus originaux tenir d’une mère,
88 SAINT NIZIER
presque leur égale, le meilleur de leurs inspirations, de leur perfection et de leur générosité ; on rencontre jusque dans les plus libres inventions de leur génie, dans les coups audacieux de leur héroïsme, dans l'initiative de leur ardent mysticisme, l'empreinte. ineffaçable des leçons et des caresses reçues dès le berceau. Mère par la transmission du sang, la femme chrétienne le devient une seconde fois par la loi de la grâce, avec ce je ne sais quoi d’achevé et de divin que Je christianisme communique à tout ce qu’il touche et à tout ce qu'il sanctific.
Artémia, qu'il n'est pas déplacé de proposer comme un modèle, n'épargna rien et entendit bien que son fils fût formé à la science comme à la vertu. Elle ne redouta pas pour lui un excès d'application ct un surcroit écrasant de. peinc; elle s’ingénia plutôt à lui rendre l'application facile et la peine agréable. Des précepteurs distingués, des écoles florissantes cultivèrent sa raison et l’initièrent aux connais- sances les plus relevées des lettres profanes et de l’antiquité sacrée. Les progrès physiques ne furent pas moins surveil- lés que le perfectionnement intellectuel et moral; selon la remarque de son historien, le travail manuel lui fut imposé et dans une tâche quotidienne, en fatiguant son corps, on lui apprit à le vaincre autant qu'à lassouplir. On eut soin surtout, dès le commencement de cette éducation et jusqu’à son couronnement, d'envisager l'avenir et de veiller à ses spéciales exigences. La vocation ecclésiastique sans doute doit être libre, débattue et décidée par la cons- cience; mais il. n’est que sage de la prémunir contre les tentations capables de l’ébranler et de la tenir à l'abri des orgucils ou des lâchetés, qui la rendraient plus funeste qu’utile, odieuse et criminelle même.
Les Saintes Lettres devinrent la lecture la plus chère et la
SAINT NIZIER 89
plus assidue du docile écolier; il se plaisait à en confier le texte à sa mémoire et les maximes à son cœur: il en approfondit le sens; il en goûta les suaves beautés, il en adora les impénétrables mystères. Le livre des Psaumes fut surtout pour lui un compagnon de toutes les heures, de la nuit et du jour; il se pénétra des sublimes accents de la poésie de David et jusqu’à la fin de sa vie, il se surprendra à interpréter ses émotions et ses sentiments personnels avec les paroles du saint roi ; il lui empruntera, avecun à propos toujours nouveau et une familiarité toujours récompensée, les gémissements de sa pénitence, les cris de sa détresse, ses plaintes dans l'épreuve, ses chants de triomphe pour l'Eglise et pour le Christ.
Le jeune clerc croissait donc en âge autant qu'en sagesse, scus les bénédictions de Dieu et aux applaudissements des hommes. Le moment arrivé de lui conférer la prêtrise, il n'y eutqu'une voix pour le proclamer prèt à cet honneur. Il était seul à déplorer une insuffisance qui l’épouvantait ; il tremblait de se sentir évidemment trop faible devant un fardeau redoutable aux anges eux-mêmes.
Le saint évêque, qui lui imposa les mains, rassura cette timidité, en louant la délicatesse des ses scrupules et la pureté de ses intentions. Ce ne fut pas du reste un mince avantage pour votre patron paroissial de recevoir l’ordination d’un pontife aussi exemplaire que le bienheureux Agricola. Sous la couronne de ses cheveux blancs et avec les mérites d’une carrière, déjà longue et bien remplie, l’évêque de Châlon-sur-Saône était une des lumières de la Gaule ; il conseillait ses rois, il dirigeait ses conciles et partout il laissait sur son passage quelques traces de son zèle, de son éloquence ct de sa miséricorde. Ainsi, avec l'onction, Nizier recueillit ces grâces particulières et transmissibles qu’une
90 SAINT NIZIER
éminente sainteté porte en elle et communique à ceux que ses charmes ont déjà conquis et engagés dans la lutte contre le monde et dans limmolation d'eux-mêmes. Plus tard si la nature à des défaillances, les croix trop d’accablantes pesanteurs, l'esprit de troublantes incertitudes, Nizier se retournera vers les souvenirs de son initiation sacerdotale ; dans l’image même de son consécrateur il apercevra le symbole vivant des sacrifices et des joies de sa propre con- sécration, à quelle hauteur elle l’a placé, ce qu’ellecommande d'abnégation, de labeur et d’humilité.
Sa famille eut les prémices d’un ministère aussi provi- dentiellement inauguré; il paraît même avoir circonscrit à clle seule son activité et son influence. Mais le champ était vaste et plus que suffisant aux forces les plus entreprenantes. Les domaines étaient considérables, les fermes nombreuses ; colons, serviteurs et serfs, femmes et enfants formaientune population très dense et très disséminée. Le cercle domes- tique constituait une paroisse importante à desservir.
Les enfants occupèrent spécialement l'attention du nou- veau prêtre, du jeune curé. A leur profit, il se transforma en maître d'école. Bientôt il eut groupé autour de lui des lecteurs et des choristes exercés : dans l1 maison, comme dans un cloître, le chant des psaumes retentit, pour ainsi dire, sans interruption et, quand les lèvres étaient silen- cieuses, les esprits se plongeaient dans la méditation des versets qu'on avait retenus. |
La villa seiwneuriale prit les allures d’un couvent bien discipliné ; la prière sanctifia le travail ; la charité régla les rapports sociaux ; la justice rendit à chacun l'usage de ses droits et le salaire de sa peine ; l’autorité conserva le commandement, l'obéissance le mérite de lexécution ; la pauvreté fut assistée, la vicillesse entourée, la maladie
SAINT NIZIER 91
comblée des consolations qui en dissipent Îles angoisses et les privations. Le Décalogue fut promulgué comme l’uni- que loi pour tous ; l'Evangile devint le livre où l'enfant apprit à lire, l’homme à vivre, le chrétien à mourir. La religion eut une voix toute-puissante : sous le joug de ses préceptes et.de ses dogmes, elle courba tous les fronts et enchaina toutes les consciences. Sous ce toit béni, on ne forma plus qu’un cœur et qu’une âme, et pendant quel- ques années, dans ce coin de terre bourguignonne, à lom- bre de la croix, on put croire que l'idéal du christianisme originel était ressuscité.
L'affection et la partialité du sang ne décidèrent donc pas exclusivement Sacerdos à solliciter de Childebert Nice-. tius pour héritier de son siège. Le métropolitain de la Lugdu- naise, en assistant aux premières sessions du synode de Paris, venait de juger à quels périls et à quelles souf- frances était exposé un troupeau abandonné à un merce- naire silavait sans doute aussi contribué à faire remettre la houlette de saint Denis à saint Germain, abbé d’Autun, fondateur sur la rive gauche de la Seine de la savante. abbaye qui perpétua son nom : il désira naturellement un bienfait identique pour la région qui lui était plus chère encore et son neveu lui parut le plus digne. « Vous savez, dit-il au prince qui le visitait sur son lit de mort, que j'ai été pour vous un serviteur fidèle, et quelle ponctualité j'ai mise à vous soutenir en toute occasion ; ne me laissez pas partir d'ici-bas avec l’amertume d’une prière repoussée. Accordez à mon Eglise, pour chef et pour père, le fils de mon frère ; c'est un prêtre chaste, dévoué aux églises, miséricordieux aux pauvres ; ses œuvres Ct ses MŒUrS, dénoncent en lui un des plus honorables serviteurs du Christ, » « Que la volonté de Dicu soit faite ! » répondit
92 SAINT NIZIER
Childebert. « Fiat voluntas Dei ». L'élu, le clergé et le peuple répétèrent, entre Rhône et Saône, la même parole, le premier pour s’incliner dans une modeste obéissance, les seconds poyr se réjouir du présent qui leur était échu.
On remarquait dans cette élévation tant de signes qui
l'avaient fait pressentir et préparer, tant de mérites qui l’expliquaient, tant d’espérances qui présageaient des mer-
veilles plus grandes encore, qu’on se plut immédiatement
à la regarder comme le plus signalé des bonheurs. On fut unanime à attendre d’elle des jours pleins de paix et un gouvernement abondant en progrès et en bénédictions.
'
La puissance épiscopale au vi‘ siècle, alors que l’élu de la royauté franque et de nos aïeux courbait les épaules sous le poids de ses responsabilités, était plus prépondérante que jamais. Elle embrassait non seulement le gouvernement spirituel qui lui était immédiatement dévolu, mais le plus souvent elle suppléait à l'autorité des fonctionnaires, au silence des lois, à l'absence de la force publique. Elle veil- lait à la sécurité de la cité, à ses finances, à ses approvision- nements mêmes. Intérèts privés et publics, familles et pro- vince, agriculture et pédagogie, tout s’appuyait sur elle, tout évoluait à son ombre. Sa crosse n'avait pas la pointe acérée du glaive, mais ses coups intimidaient les plus intrépides et contenaient les plus violents. Ses richesses territoriales lui permettaient enfin de subvenir aux disettestrop communes et de nourrir des troupes d’affamés, immatriculés sur ses reuistres, et ne vivant que de son assistance. L'intensité de la foi, le désir du salut éternel achevaient d'élever le reprt-
ne, — um
A Gr qd den ee Ne et
SAINT NIZIER 93
sentant du Christ, le successeur des Apôtres, au-dessus de toutes les magistratures et de toutes les dignités ; ils avaient créé à son. profit une domination à peu près sans bornes et sans contre-poids.
Mais les âmes, bonnes par réflexion et par nature, ne montent qu’afñin de mieux se répandre, semblables à ces sources jaillissantes qui tombent de haut en écartant la masse de leurs eaux. Le dévouement chez elles s’accroit à proportion de leur autorité. Notre métropolitain en est un exemple frappant et, dès la première heure de sa trop courte carrière jusqu'à la fin, il n’usera des droits de $a charge, de ses prérogatives et de ses revenus qu’en faveur de ses subor- donnés ; selon la belle parole de saint Augustin, 1l songera beaucoup moins à commander qu’à servir : plus prodesse quam praesse. I sera plus utile qu'impérieux.
La prière pour son peuple prendra le principal rang dans ses occupations; il ne cessera d’être le plus actif et le plus vigilant des intercesseurs et dans cette piété, aussi pure que désintéressée, on rencontrera une haute leçon et une source d’abondants mérites. Un de ses hagiographes, l’anonyme, nous le dépeint précédant constamment son clergé à matines et ne laissant à personne le soin d’entonner cet ofhce noc- turne. Son assiduité au chœur ne se relentira jamais; on lv admirera toujours attentif et toujours recueilli; on enten- dra, dans sa voix, passer toute l'émotion d’une âme nourrie des plus saintès méditations et familiariste avec le sens des psaumes et des antiennes. Il fera partager autour de lui son voût pour les cérémonies; les solennités se célèbreront avec plus de pompe; la musique sera remise en honneur et mieux exécutée et, dans son épitaphe même, le marbre le louera de ces réformes intelligentes, favorables à l’ordon- nance des rites et agréables à la foule.
94 SAINT NIZIER
Psallere pracepit normamque tenere canendi Primus et alterutrum tendere voce chorum.
C’est de la faveur d’en haut du reste, plus que des hommes, qu'il implore habituellement les secours opportuns, afin de soulager les misères publiques, lutter contre les fléaux dévastateurs, dissiper de vaines alarmes, mettre un peu de vaillance et de paix dans les esprits, de productives semences dans les champs. Il combat le découragement, la paresse, les superstitions fatalistes par les lumières de la foi, les raisonnements du bon sens, les inventions d’un culte plein de confiance en une Providence paternelle. Quand une sécheresse, telle qu'on ne se rappelle pas en avoir éprouvé depuis les âges les plus reculés, brûle sur pied les moissons et dévore la graine du raisin, le pontife convoque les popula- tions rurales à des litanies et à des pèlerinages ; il prend la tête des cortèges qui promènent, dans les campagnes désolées, les reliques des saints et les supplications des affigés; il commande avec un crédit, au moins égal à celui du prophète Élisée, aux nuées de répandre leur fécondante pluie.
Il agira de même pendant les rigueurs d’un hiver qui mêle les angoisses de la famine au supplice d’un froid into- lérable ; il ne s’arrète pas de gémir sur les péchés qui attirent de semblables châtiments et il compatit avec la plus libérale tendresse aux maux dont il désirerait supporter exclusive- ment le poids. Tantôt c’est une épizootie effroyable qui répand la mort et la ruine dans les étables ; tantôt c’est la peste qui atteint les hommes après les animaux ‘et qui, annoncée par une comète fantastique, paraît ôter à chacun l’espoir de lui échapper et le remède pour s’en guérir. Plus la consternation est universelle, plus lintrépidité de sunt Nizier se soutient et s’afhrme. Il ne compte ni avec les
SAINT NIZiER 95
fatigues, ni avec le danger ; il est partout où sa présence est utile, ses exhortations agréables, ses aumônes nécessaires. Mais si la charité le guide, son esprit surnaturel ne relâche rien de ses inspirations familières ; ilne quitte le chevet des moribonds que pour s’agenouiller au pied des autels ; pendant des nuits entières, il y verse d’abondantes larmes capables de fléchir les plus légitimes colères; il s'offre lui- mème comme victime, il supplie que ses ouailles soient épargnées et il voudrait détourner sur sa tête toutes les horreurs de l’épidémie et toutes ses calamités.
Se rappelant ce que l’archevèque de Vienne avait fait, dans des conjonctures aussi terrifiantes, et combien les Roga- tions solennelles, qui précèdent l’Ascension, avaient obtenu de merveilleux résultats, il en établit des secondes au com- mencement de novembre, aux jours dangereux de l’automne, touchant à son terrae, et il demanda à un concile d’en sanc- tionner le maintien perpétuel. L'institution n’a pas survécu, comme celle de saint Mamert; mais si peu qu’elle ait duré, elle témoigne que, dans cette circonstance comme dans toutes les autres de sa carrière laborieuse, le prélat fut préoc- cupé de sauvegarder les intérèts, la santé, la prospérité de ses concitoyens, et qu'il tint à associer de plus en plus indis- solublement les bénédictions divines à la sécurité de cette terre, la grâce à nos épreuves, le sourire céleste au bien- être matériel. Il citait à propos les assurances de l’apôtre saint Paul et il lui plaisait de se persuader que la religion n'est pas une ouvrière inactive de la paix et de la fortune sociales ; ses promesses, qui regardent surtout l'éternité, ne sont Jamais tout à fait étrangères aux labeurs et aux récompenses d’ici-bas.
Il se rencontra un jour où le père dut céder la place au juge et instruire contre deux de ses disciples, devenus ses
96 SAINT NIZIER
collègues, un procès qui mettait en conflit les intérèts des fidèles et de l'Eglise avec le penchant de sa tendresse et les désirs de sa mansuétude. Il n’hésita pas cependant ; la justice est encore une forme de la bonté et défendre la bergerie contre la rapacité des loups est une obligation non moins rigoureuse que celle de la mener dans les plus gras piturages. Nous aurions volontiers jeté un voile sur des faits où le scandale part du côté même où l’on attend l'édification et la dignité de la conduite ; mais notre silence ne couvrirait rien; l’histoire a depuis longtemps enregistré ces fautes. Il est plus franc et plus simple de laisser à chacun la responsabilité de ses actes : la pureté de la doctrine n’en est pas atteinte, ni la sainteté de la morale chrétienne éclaboussée. Il me semble au con- traire que la douce figure de votre patron grandit et s’illu- mine encore, lorsqu'on connaît mieux les mœurs barbares de quelques-uns de ses contemporains et qu’on est ren- seigné sur les vices qui les souillaient et sur les infamies dont ils se rendaient coupables.
Deux clercs de l’école cathédrale, Salonius et Sagitta- rius, avaient été appelés, le premier sur le siège d'Embrun, le second sur celui de Gap. Mais il eût été davantage dans leur caractère et dans leurs goûts, au lieu de la mitre, de coiffer un casque militaire. On fut en effect, bientôt après leur consécration, étonné d’apprendre qu'ils étaient, tous les deux, aux côtés du duc Mommole dans son expédition contre les Lombards. Leur vaillance et leurs coups d'épée n’excusaient pas l’incorrection de leur présence dans les" rangs de l’armée. Rentrés chez eux et, pour continuer le métier qui les avait enchantés, ils organisèrent une attaque de bandits contre l'évêque de Saint- Paul - Trois - Chi - teaux. Ilsenvahissent sa demeure, massacrent ses serviteurs, brisent son mobilier, vident ses celliers et l’accablent lui-
SAINT NIZIER 97
mème.d’injures et de coups. Leur audace criminelle n’a pas de bornes : au dire de Grégoire de Tours, pillage, incendie, meurtre, adultère sont pour eux des forfaits quotidiens et ils portent jusque dans le sanctuaire les souillures de leurs orgies et l’impudence de leurs blasphèmes cyniques. Ceux qui osent les blimer sont fouettés ignominieusement et ils protègent par Ja terreur qu'ils inspirent les brigandages qu'ils commettent.
À la fin, le roi Gontran s’'émeut; l’indignation publique éclate et ne permet plus de différer leur mise en accusation. Ils comparaissent devant le synode assemblé à Lyon; quatorze évèques y prennent part ou bien y sont représen- tés; parmi eux on compte le vénérable métropolitain de Vienne, Philippe, Agricola de Chälon et le fameux Siagrius d'Autun, si cher au Saint-Sièce. Tous sont unanimes à déclarer déchus de l’épiscopat ces malheureux qui en ont vraiment usurpé le titre, quand ils n’en possédaient aucune des qualités et n’ont su en remplir aucun des devoirs. Nizier, qui préside, intervient alors; songeant au salut des pécheurs, sans hésiter à condamner leurs fautes, il propose qu'ils soient enfermés dans un monastère : il avait l’inten- tion par cet emprisonnement adouci, en les empêchant de nuire encore, de ménager leur conversion, heureux s’il eût été écouté et si d’autres conseils n’eussent prévalu pour se leurrer d’un repentir hypocrite et croire même à une inno- cence plus suspecte encore.
Après cette catastrophe, qui troubla sa conscience et Île blessa dans son honneur, le généreux archevèque se ren- ferma de plus en plus dans sa mission pacificatrice et s’inclina avec une abnégation plus indulgente. vers les infirmités qui l’entouraient. Evitant les conflits, fuvant tout apparat
de grandeur, on ne l’entendit désormais commencer une N° 2. — Aoùt 1899. 7
98 SAINT NIZIER
réprimande que pour la terminer par le plus prompt des pardons. Il fut de plus en plus empressé à exercer les devoirs de l’hospitalité et plus que jamais il vida ses trésors dans les mains des indigents; il°ne chercha plus à s’enri- chir, nous dit-on, qu'avec les largesses qu'il distribuait.
Il ne touchait pas encore aux premières limites de la vicillesse et déjà les ombres du tombeau l’enveloppaient ; on se promettait de jouir longtemps de ses bienfaits et de ses vertus, tandis que Dieu se préparait à les couronner. Le 2 avril $73 termina brusquement ce nrinistère si avanta- geux au bien, si cher à la cité et à tout le diocèse. Vingt ans avaient suffi au moins ambitieux et au plus charitable des pontifes pour conquérir, au ciel et dans les cœurs, la plus sûre immortalité.
HI
pa
À peine ce père vénéré des fidèles a-t-il fermé les yeux, que l’opinion publique, n'étant plus retenue par la crainte d'offenser sa modestie, transforma les chants de deuil en des hvmnes triomphales et commenca, de son propre mou- vement, une canonisation improvisée et enthousiaste.
On vante ses mérites, on publie ses aumônes, on rappelle sa complaisance ; on cite ses miracles. Toutes les bouches répètent qu'il fut « un homme d’une sainteté accomplie, d'une exemplaire continence, d’une exquise charité ». Ses prètres le pleurent et le prient ; ses serviteurs lensevelis- sent et linvoquent comme un intercesseur infullible. Pen- dant ses funérailles, de la maison où il est mort à cette basilique où il fut enterré, on arrèie cent fois le cortège, on carte les diacres en aubes blanches, on se suspend au
SAINT NIZIER 99
brancard funèbre pour contempler ses traits une dernière fois, baiser son vêtement et obtenir des guérisons déses- pérées. On n'assista jamais à une explosion de regrets plus universels et nulle part le culte d’une mémoire sacrée ne fut inauguré par un accord plus sincère et plus touchant de toutes les classes des citoyens.
Mis cette popularité, loin de cesser après la fermeture du tombeau, redoubla d'année en année et s’accrut de pro- diges en prodiges. Il n’v aurait aucune exagération, je pense, à la comparer, au moins pour nos contrées, au con- cours et aux merveilles dont la basilique martinienne de Tours était le théâtre. Nos ancêtres possédaient aussi leur thaumaturge, Lyon et la province le palladium de leur sécurité et de leur bien-être. Le pontife compatissant, qui n'avait pas su repousser les bras qui se tendaient vers lui, ni se montrer insensible aux misères qu’il rencontrait sur son chemin, désormais entré dans la gloire de son éternité, voulait être plus favorable encore aux suppliants et ne pas les renvoyer, sans avoir allégé leurs maux et répondu à leurs prières. De toutes parts on accourait vers lui chercher sa délivrance, un terme à d’incurables infirmités, le calme pour des esprits gn fureur, le remède à des convulsions douloureuses, la vigueur pour des membres languissants.
Un témoin contemporain a rapporté que des multitudes immenses affuaient auprès de ces cendres bienfaisantes, comme un bourdonnant essaim d’abeilles vole autour de sa ruche. Chacun se pressait pour emporter quelques gouttes de la cire dérobée aux cierges qui brûlaient à l’entour, ou bien de la poussière prise à la pierre sépulcrale, quelques fils des étofles d'or et de soie qui là recouvraient. Les dévots semaient le parvis d'herbes odoriférantes et de verdure
fraiche ; les captifs abandonnaient leurs chaines rompues
100 SAINT NIZIER
et la masse de ces lourds anneaux, qui avaient étranglé le col de ces malheureux, meurtri leurs chevilles et leurs poi- gnets, s'élevait comme une pyramide de fer, ex-voto terri- ble et touchant à la fois. Des lampes ardentes descendaient de la voûte, et on fut étonné, en plus d’une rencontre, de les voir brûler durant toute une quarantaine, sans qu'il fût nécessaire de renouveler lhuile qui ne s’épuisait pas, ni la mèche qui n’était pas consumée.
Cependant les manifestations surnaturelles se renouve- laient sous le regard des assistants agenouillés, criant leur misère et mélant, dans une confusion inexprimable, leurs plaintes et leurs cantiques d’allégresse. Les boiteux repre- naient l’usage de leurs jambes, les aveugles la lumière de leurs veux. Les paralytiques étaient redressés, les fiévreux apaisés, les énergumènes délivrés, les démoniaques rendus à eux-mèmes. Le prêtre Jean atteste, sous serment, à Grégoire de Tours qu'en sa présence trois personnes avaient recouvré la vue et le diacre Aigulfe, revenant d’un pèleri- nage à Rome et à Constantinople, après avoir visité le saint tombeau et avoir assisté aux édifiantes scènes qui s’y dérou- laient, se répétait à lui-même : « J'ai bravé la fureur des flots, je suis descendu dans les cryptes des martyrs de l'Orient, mais dans le trésor que je rapporte, je n'aurai rien de plus précieux que les reliques de ce saint confesseur de nos Gaules. »
Le bruit de cette puissance extraordinaire se répandit au loin et bientôt les clients de saint Nizier se propagèrent dans tous les lieux où l’on eut la bonne fortune de posséder et d’honorer un peu de ses dépouilles.
Sa ville natale fut la première à bénéficier d’un présent aussi envié. Genève Île reçut au chant des psaumes ; on le porta en procession avec la plus pompeuse cérémonie; à tant
SAINT NIZIER IOI
de supplications ardentes et de débordante joie, le ciel répon- dit en guérissant des aveugles et des boiteux.
L'évèque de Troyes, Gallomagnus, sollicita la même faveur ; il l’obtint et au jour de l'octension, plusieurs malades recouvrèrent la santé; depuis une église magnifique, encore debout, s’éleva pour célébrer la mémoire du bienfaiteur et du bienfait.
À Autun la renommée avait seulement apporté le bruit de ces faits sensationnels et un diacre, qui avait été frappé d'une ophtalmie aiguë, disait un jour à ses amis : « Si au moins il m'était possible d'aller prier sur cette tombe chérie, si j'avais une parcelle de ce saint corps, une frange de la tunique qu'il a portée, assurément ma confianec ne serait pas trompée, ni mes larmes inutiles. » On lui otirit alors le manuscrit de la vie du Bienheureux Patriarche; poussé par un sentiment irrésistible de piété : « Dieu est tout puissant par ses serviteurs, » s'écria-t-il, et il appliqua sur ses yeux les feuilles de parchemin dont il ne distinguait aucune ligne. Toute douleur disparait instantanément; la taie épaisse, qui obscurcissait ses paupières, est déchirée et sans hésitation 1l se met à lire la relation de nombreux mira- cles, semblables à celui qui le touche de si près.
La Touraine connut promptement l’homme de Dieu, si étroitement lié à son évêque par la parenté et par l'amitié dont il avait entouré son enfance et ses débuts dans la cléricature. Saint Grégoire avait reçu le suaire dont la tête de son oncle bien-aimé avait été enveloppée après sa mort. Ilen déposait de petits fragments dans les autels qu’il consacrait et on ne tardait pas d'apprendre que l'effet de leur présence avait été des plus surprenants. À Pernay, la clarté du jour fut rendue à un vieillard ; au bourg de Pressigny, trois étrangères agitées depuis longtemps par les esprits mauvais, les crachèrent
102 | SAINT NIZIER
dans un vomissement de sang noir et naustabond ; partout, comme les habitants d’Artane, on rendait de vives actions de grâces au nouveau libérateur qui imposait son adoption d’une façon aussi gratuite qu’excellente.
Mais nulle part, autant que chez les siens, la mémoire de saint Nizier ne fut plus complètement et plus longuement associée à tout ce qui constituait l'existence, le progrès, les libertés de la ville; il se mêla à l’exercice de la justice, aux luttes contre l'anarchie comme au développement de la religion, aux espérances de l’autre monde commeaux cala- mités de celui-ci. Les magistrats conduisent les criminels auprès de son autel pour les convaincre ou les absoudre ; les serments qu'on y prononce y sont considérés comme les plus inviolables; les parjures y sont découverts et confondus ; les vagabonds l’adoptent pour asile, les affamés pour refuge ; les pauvres gens y assignent leurs oppresseurs comme à une barre où tous les droits sont évaux; la simple signature de lillustre mort brise l’orgueil et dénonce les mensonges des tyrans les plus fanfarons.
Il n'est pas jusqu'aux bouleversements et aux tempêtes de Pair, aux phénomènes naturels les plus désastreux qui ne cèdent devant ce thaumaturge infatigable ; ses ossements en poussière fondent les glaces les plus dures et les plus épaisses ; ils rendent aux sillons, stérilisés par la grêle, leur fécondité et leurs récoltes perdues. Dans’ un violent incen- dic, dont les flunmes en fureur enveloppent la plus grande partie des maisons et des remparts, son nom, jeté dans la foule, on ignore par quelle voix, probablement pas humaine, devient comme le mot d'ordre de la lutte contre l’embrase- ment. On assure que le saint patron est apparu à deux femmes pour leur commander d'organiser les secours et la résistance ; la nouvelle vole de bouche en bouche; c'est assez pour
SAINT NIZIER 103
chasser le désespoir du cœur des sinistrés et rendre aux vaillants citoyens, accourus pour arrêter le feu, le courage qui les abandonnait. (
Ce concours incessant à la chapelle sépulcrale, ces una- nimes hommages perpétuellementextucés, même dans leurs manifestations les plus audacieuses et les moins réfiléchies, cette série progressive de prodiges inouïs, inexplicables à la froide raison, si doux toutefois à [a piété des simples, si réconfortants pour l’infortune des humbles, provoquièrent dans le titre de cette église une substitution qui survit, depuis plus de treize siècles, à toutes les ruines et à toutes les réédifications.
Ce lieu, un des plus vénérables par son antiquité et ses traditions, qu'on se plait à considérer comme le berceau de la foi lyonnaise, dont le sol aurait porté le premier autel érigé dans li Celtique, passa sous l’invocation du saint qui dormait sous ses dalles et il devint le monument impérissable de sa gloire immortelle. L'évêque Patiens, en célébrant sa dédicace solennelle, l'avait consacré aux bienheurcuxapôtres ; mais peu à peu ce vocable disparut et s’effaça; celui-là fut justement le maître et le possesseur unique du sanctuaire, qui le remplissait de la multitude de ses visiteurs, de l'éclat de ses miracles, des signes retentissants de ses vertus miséricordieuses et de son magnifique pouvoir.
Cette révolution liturgique s’optra avec lenteur et dut se heurter à des difficultés de plus d’un genre. L'autorité ecclésiastique, pourquoi le cacher ? loin de lapprouver, la combattit avec des raisons et des moyens qui en accélérèrent l'issue. Les coutumes les plus respectables, les plus précieux souvenirs cédèrent devant les désirs populaires et la logique de la reconnaissance ; le langage acheva enfin d’irposer par la force de l’habitude ce que le sentiment général avait
104 SAINT NIZIER
innové, tant l'amour est invincible, tant il est rare que la volonté de Dieu ne soit pas d'accord avec la voix des orphelins, des ouvriers et des pauvres pour l’exaltation de ses saints et la glorification de leurs œuvres.
L'abbé J.-B. V'AxEL.
LA :
CHASSE A L’ABONNÉ
UAND Théophraste Renaudot, — médecin de son état, — cut l’idée de créer une gazette pour
amuser les malades qu'il ne pouvait guérir, il ne songeait certainement pas à l'extension prodigieuse que le journalisme était appelé à prendre en France et ailleurs.
Ï lui fallut peu de temps, cependant, pour s'apercevoir que le besoin de potiner, — le mot est d'invention moderne, à cette époque on disait : jaser, — était inhérent à la nature humaine, curieuse à l’excès et « débineuse » par tempérament.
Aussi, dès le 30 mai 1631, il écrivait en tête de son journal ces lignes prophétiques :
«... Seulement, ferai-je une prière aux princes et aux Estats étrangers de ne perdre point inutilement le temps à vouloir fermer le passage à mes gazettes, vu que c'est
106 LA CHASSE A L'ABONNE
une marchandise dont le commerce ne s'est jamais pu défendre et qui tient cela de la nature des torrents qu’il se grossit par la résistance. »
La Presse, — aujourd’hui, — ne peut plus ètre comparée. À un torrent, mais bien à un fleuve débordant, à unc mer envahissante.
Quarante mille journaux pour le monde entier, voilà où nous en sommes à l'heure actuelle.
Et ce n'est pas fini !
Le journal est devenu le pain quotidien de lexistence morale, — et quelquefois immorale, — des peuples, et, de ce pain-là, chaque année en voit augmenter les fournées : pourvu que cela ne finisse pas par un étouffement général !
Une statistique obligeante vient d'établir que 17.000 journaux se publiaient en langue anglaise, 7.500 cn allemand, 6.800 en français, 1.800 en espagnol, 1.500 en italien.
Cing à six mille journaux se partagent les autres idiomes.
Dans cette statistique, je suis surpris de ne voir figurer ni les journaux publiés en volapük, ni ceux qui, — chez nous, — sont rédigés dans une langue nouvelle que personne ne comprend, — pas même ceux qui sen servent! — et contre laquelle le bon sens et le sens commun finiront peut-être par s'insurger.
Paris, —- à lui seul, — présente deux mille publi- cations périodiques.
Dans cette avalanche de papier noirci, la politique est représentée par cent soixante organes clamant en chœur du matin au soir et du soir au matin :
‘IT nous faut du nouveau, n'en fut-il plus au monde !
Vous représentez-vous l'accueil qui serait fait aujour-
LA CHASSE A L'ABONNE 107
d'hui à ce personnage de comédie disant à qui voulait l'entendre :
— Des journaux, à quoi bon en lire ? S'ils sont de votre opinion, c'est superflu. S'ils n'en sont pas, c’est inutile !
Ce bonhomme-là ne se faisait assurément aucune idée du reportage etfréné, de l'information à outrance dont notre époque enfiévrée ne pourrait plus se passer.
Le Commerce, l'Industrie, la Finance, les Lettres, les Sciences, les Beaux-Arts, les Religions, les Théâtres, les professions les plus diverses se partagent les dix-huit cents autres publications.
La Diplomatie n’a pas moins de onze journaux spéciaux à son service ; les Sciences occultes en possèdent autant ; cinq feuilles se prêtent exclusivement aux innocents ébats des collectionneurs de timbres-poste et quatre sont entiè- rement dévouées à ce que Rabelais appelait « la Science de gueule » et à ce-que nous appelons avec plus de retenue « l'Art culinaire. »
Vingt-six s'occupent de musique, — c’est beaucoup! — cent quarante-cinq s'occupent de notre santé, — c'est trop !.…
Une jolie trouvaille au moment où notre belle langue française est si odicusement maltraitée : l'Industrie des cuirs en fait vivre quatre!
À signaler également dans cette nomenclature laboricuse trois journaux prônant le mariage; deux s'épanouissant sur les naissances et un seul s’apitoyant sur les décès.
Ce dernier, organc attitré des pompes funèbres, ouvre largement ses colonnes aux articles nécrologiques, il spécule sur Ja reconnaissance des héritiers satisfaits ; inutile d'ajouter que son tirage est des plus restreints.
Tout journal qui se crée, aspire à vivre; pour vivre il lui faut nécessairement des abonnés ou des lecteurs.
108. LA CHASSE A L'ABONNÉ
Il est extrèmement rare qu'ils viennent tout seuls.
De à, est née la chasse à l’abonné, chasse sans trève et sans merci, où toutes les ruses semblent permises, tous les traque- nards autorisés.
Ce serait grand dommage, — en vérité, — de laisser dans l'ombre des exploits cynégétiques qui valent assuré- ment la peine d’être mis en lumière, ne serait-ce que pour s'en divertir un peu.
I
Je ne sais plus où j'ai lu cette recette qui pourrait aussi bien s'appeler un apologue.
Un paysan avait trouvé le moyen de faire marcher son _Ânc en fixant à deux doigts de son nez une botte de carottes que le baudet poursuivait sans cesse et n’atteignait jamais.
Quand la pauvre bête, fatiguée, découragée, sccouait les orcilles et était sur le point de s'arrêter, le paysan lui per- mettait de brouter un peu de fanc... C'était bien appétis- sant pour un estomac affamé !... et, — tant bien que mal, l'âne reprenait sa course ingratc à la poursuite de son insaisissable carotte.
Je crois me souvenir que, dans l'apologue, l'âne, c'était nous; et la carotte, le bonheur que nous poursuivons sans jamais l’atteindre.
Abstraction faite de ce que cette comparaison, — d’allure un peu trop rustique, — peut avoir de blessant, elle traduit assez fidèlement la situation de Pabonné vis-à-vis de certains Journaux trop enclins à faire des promesses qu’ils ne peuvent réaliser.
Dans l'espèce, ces promesses s'appellent « des primes ».
LA CHASSE A L'ABONNE 109
Au début, quelques impresarios de lettres pensèrent qu’en offrant, — de loin en loin, — aux lecteurs, des sacs de pralines et de chocolats à la crème, des caisses de manda- rines, ils les rendraient plus assidus.
Le règne des douceurs fut, — hélas! — de courte durée.
I fallut bientôt en venir aux paniers de vins fins dont chaque bouteille portait l’étiquette, — oh, combien falla- cieuse ! — d’un clos réputé fameux.
Le lecteur devenant de plus en plus exigeant et de moins en moins assidu, on lui offrit des gravures. après la lettre ;. on le combla de trésors littéraires à o fr. 25 le volume; on le bourra de chronomètres à 3 fr. 50; on le satura enfin de « de récréations » en faisant passer, — chaque matin, — sous ses veux, des rébus, de charades, des énigmes, des mots carrés et des devinettes tellement abracadabrantes que le sphinx, lui-même, aurait rougi de les proposer aux passants. | |
Des milliers de Français occupèrent leurs loisirs à se creuser la cervelle pour trouver la solution de ces intéres- sants problèmes.
De toutes parts les œdipes surgirent, les argus pullulèrent : nous ne fûmes plus seulement le peuple le plus spirituel de la terre, nous en fûmes aussi le plus sagace. |
Cette sagacité qu'on put croire inopinément élevée à la hauteur d’une institution nationale, a eu le sort de beau- coup d'autres choses ; elle s'est usée et si l’on tenait à en retrouver maintenant quelques vestiges il faudrait aller les chercher dans des cantons éloignés, parmi les habitués de l'auberge du Cheval Blanc ou du café du Lion-d’Or.
Il n'est pas jusqu'à la politique dont les finesses, — pourtant cousues de fil blanc, — ne soient maintenant devenues impénétrables à la plupart d’entre nous.
110 LA CHASSE A L'ABONNÉ
Quelques journaux ont eu l’idée géniale de faire des plébiscites : Faut-il encourager chez les femmes l'usage du corset? — Quel est l'opéra préféré? — Quelle forme de chapeau convient le mieux au visage masculin? — Quel est, de Coppée ou de Sullÿ-Prudhomme, celui qui a la plus large envolée? — A quelles mesures faut-il avoir recours pour augmenter le nombre des naissances en l'rance ? — Quelle est l’influence de la taille sur le génie et, vice versa, du génie sur la taille ? |
Autant de questions qui vous paraissent inutiles ou frivoles! Détrompez-vous.
Transformé eri juge, le lecteur, — à l'inverse des juges de profession, — ne dort plus, et, dans ses nuits sans sommeil, sa pensée se reporte obstinément vers le journal qui le met ainsi à la question : le but souhaité est atteint.
Un journal spirite, — ne lisez pas : spirituel, — s’est avancé jusqu’à gratifier ses abonnés d’un ticket en échange duquel ils pouvaient, — une fois par semestre, — se mettre en rapport avec une grande intelligence de l’autre monde.
Ïl suffisait pour cela de se présenter, — à de certaines heures, — au bureau de la rédaction et de demander la communication avec Pépin le Bref, le chancelier d’Agues- seau, Voltaire, Lafayette, Cambacérès, Napoléon I ou Gambetta. .
Ces messieurs y allaient de leur petite entrevue, même les dimanches et fêtes. |
Quelques abonnés, — probablement moins spirites que les autres, — finirent par s’apercevoir que c'était toujours le même esprit qu’on leur servait : celui des rédacteurs du journal.
LA CHASSE A L'ABONNÉE III
LH fallut rompre la communication et chercher autre chose.
On à récemment annoncé la fondation, à Paris, d'une « Revue des rhumatisants », avec une rédaction compre- nant, — en même temps que les illustrations des Arts et de la Science, — Îles maitres de la littérature contemporaine. . * Cette publication recommandée par le Temps, — un journal qui s'interdit, comme on le sait, toute plaisanterie,
— offrira aux rhumatisants et aux goutteux, — et Dieu sait s'ils sont en nombre! — une tribune où ils pourront
échanger leurs doléances, leurs petits et grands moyens de guérison : les uns v feront bénéficier les autres de leur expérience, de leurs impressions.
Ne trouvez-vous pas l'intention charmante, et le sous- titre de « Coopérative spirituelle du rhumatisme », déjà donné à cette aimable revue, n'est-il pas suffisamment justifié ?
La « Revue des rhumatisants » n’est pas une innova- . tion, mais bien une importation. Il existe déjà, en Amé- rique, une demi-douzaine de « journaux pour malades » qui s'imposent le devoir difficile de distraire et consoler les personnes qui, — par suite de maladie, — sont « shutins » (lisez : cloitrées).
Ï va de soi que les malades usent et abusent de la per- mission qui leur est accordée de collaborer à ces feuilles transformées en «€ intermédiaires des souffreieux », ils v décrivent, — pour se consoler et s'égaver mutuellèment, — tout ce qu'ils éprouvent et comment ils passent leurs heures de captivité.
En Amérique, également, trois journaux donnent à leurs abonnés le droit de se faire photographier pour rien ; cinq les invitent à diner une fois par mois; deux cent
[12 | LA CHASSE A L'ABONNÉ
soixante les pourvoient de médecins et de médicaments et trois se chargent de tous les frais nécessités par leurs funé- railles, le jour où la Parque ennemie tranche le fil de leur vie... et de leur abonnement.
En Amérique, aussi, se publient sept journaux imprimés sur des mouchoirs. |
Voilà une innovation qui s'impose chez nous. Avec le
journal mouchoir, on achète à la fois des informations politiques, des articles de fond et du linge.
Après s'être renseigné sur la situation de l’Europe, on a encore la ressource de s’éponger le front avec la critique dramatique et
Quand on a tout perdu et qu'on n'a plus d'espoir …
de se moucher avec le cours de la Bourse.
Les journaux américains ne sont pas les seuls à offrir à leurs abonnés les joies de objectif. Cette gracieuscté est offerte, — chez nous, — aux lecteurs de certaines feuilles sous les apparences d’un « BON DE POSE » intercalé à la quatrième page avec cette indication : à découper et à CONSETVET..
Ce bon donne droit à une magnifique carte-album délivrée au prix de un franc chez un photographe, — wénéralement, — de quinzième ordre.
Je dois déclarer tout d’abord que la bonne foi des susdites feuilles n’a rien à voir dans la fumisterie dont il s'agit. Vous découpez religicusement Îe carré en question et, — animé d’une inébranlable confiance, — vous vous rendez chez l'artiste désigné.
S'il est huit heures du matin, vous avez quelques chances de passer devant lobjectif à trois heures de laprès-
+
LA CHASSE A L'ABONNÉ 113
midi : vos illusions sur les procédés dits « instantanés » auront eu tout le temps de se dissiper.
Quant à posséder votre portrait, c’est une autre affaire ; vous comptiez l'avoir à Pâques, il faudra vous estimer très heureux de l’avoir à la Trinité, et même à la Toussaint, si jamais vous l'avez.
C'est là qu'est la véritable pose!
Que ceux qui seraient tentés de se soumettre à de pa- reilles épreuves se tiennent pour avertis.
II
J'arrive maintenant aux billets de tombola offerts au public par quelques journaux.
L’appât est tentant : posséder un bien dont l'acquisition n'aura rien coûté, — ou à peu près, — c’est le rève de beaucoup de gens, même de ceux que leur situation de fortune devrait mettre au-dessus de pareilles convoitises.
Après quelques années d'abonnement, — si la chance daigne vous favoriser, — vous pouvez être en possession d’un lit succinctement garni, d’une armoire à glace en pitchepin ou d’un filtre Pasteur.
Que faut-il de plus pour être heureux, je vous le demande ? |
Je dois déclarer cependant que, — dans cette voie, — l'étranger nous a déjà dépassés.
Un journal autrichien, le Nieuive Kocrier, faisait figurer naguère, — parmi les deux cents objets à tirer au sort entre ses 25.000 lecteurs, — une vache, que le directeur s’'engageait à reprendre pour 50 florins.
ÆCe que voyant, le Kuerier de Herteen n’hésita pas à mettre,
-
N° 2. — Aoùt 1899. 8
114 LA CHASSE A L'ABONNÉ
-— à son tour, — en loterie, une étable comprenant un poulain, deux génisses, deux verrats, deux truies.
Il n’est pas de bonheur parfait, et j'imagine que, pour plus d’un lecteur, le plaisir de gagner a dû être, — en cette circonstance, — singulièrement mitigé par la difficulté de loger son gain, surtout si l’heureux gagnant logeait au cin- quième étage.
Le Bulletin de la Presse vient de consacrer toute une série d'articles aux journaux anglais : là encore, — au point de vue de la chasse à Pabonné, — nous sommes dans un état d’infériorité visible.
The Daugther, — lisez : la Fille, — le mot paraît un peu sec en notre langue, mais pour les Anglais il à la gwrice pudique qu'a pour nous l’expression de « jeune fille », Th Daugther réserve un petit coin fantaisiste où un astrologue à bonnet pointu dit la bonne aventure à ses lecteurs.
Mie Félicie a écrit au journal pour avoir son horoscope, voici en quels termes le journal le lui transmet : — « Vous serez très chanceuse; fe Soleil et Vénus, et aussi la Lune et Jupiter étaient en conjonction à votre naissance, ce qui promet de grands biens dans la vie. Vous aurez des succès dans une profession artistique. Mariage encore loin, mais brillant : probablement vers quarante ans. La dernière moitié de votre vie bien plus brillante que la première. Attendez maladie à trente-trois ans. »
C'est li un jeu innocent, équivalent à la bonne aventure graphologique qui s'étale dans certains de nos journaux de dames : au point de vue de l'abonnement croyez bien qu'il n'est pas Sans IMPOrtMCE.
The Woman (la Femme) s'est attachée une lady Marian, qui donne aux pauvres petites Anglaises aMigtes des « avis confidenticls ».
LA CHASSE À L'ABONNÉ IIS
Comme le journal tire à 50.000 exemplaires, le terme « confidentiels » paraît empreint d’une légère ironie.
— «J'ai dix-neuf ans, écrit miss Werneth, et mes parents persistent À me dire trop jeune pour me marier. Moi, je ne me crois pas trop jeune. "Mon fiancé ayant vingt- huit ans, nous serons bien assez vieux à nous deux pour youverner une maison. Prière de me faire savoir quel âge vous considérez le meilleur pour marier une jeune fille ? »
Lady Marian répond que la mariée doit avoir au moins vinot etunans et que vingt-cinq vaudraient mieux. « Une jeune fille de dix-neuf ans est, en général, peu en état dese former une opinion raisonnée et de choisir sagement le partenaire de toute sa vie. »
Les jeunes filles de dix-huit ans pourront crier raca sur la vieille sorcière! elles n’empêcheront pas que ses con- sultations ne soient un des éléments de succès du journal, qui s'adresse surtout aux misses de la classe populaire.
Après The Daugther et The Woman, voici The Empire- Journal à un penny.
Jules Célès à dit dans une de ses chansons :
On n'a pas l'existence oiseuse,
Ni les faveurs d'une danseuse, Pour un sou ;
Mais, comme dit Clara-la-Brune,
On ne peut pas avoir la lune Pour un sou;
Il faut, quand même, vite prendre
Le peu que l'on veut hien nous vendre Pour un sou,
Car le métal perd sa puissance.
Bientôt on n'aura rien en France
Pour un sou!
116 LA CHASSE A L'ABONNE
Vous allez voir tout ce qu’un journal anglais peut encore donner pour un sou.
Le Journal de l’Empire commence par déclarer qu'il est le journal du siècle, un journal pour la maison, un journal pour tous, un journal surpassant tous les autres, un journal sans précédent.
On ne saurait être plus modeste. |
Et sans doute, — ajoute le Bulletin de la Presse, — il réalisera ces ambitieuses visées, tant ses fondateurs lui ont préparé les voies avec intelligence et largesse.
Des centaines de mille francs ont été employés à faire plusieurs mois d'avance la publicité sur son titre depuis la Cité jusqu’au fond de l'Australie, de l1 Nouvelle-Zélande, du Canada, de la colonie du Cap, etc., etc.
Les murailles de tous les pays anglais sont tapissées d'affiches en chromolithographie annonçant le journal, et le service de vente est assuré partout.
La direction a pris soin d’ajouter, — à ces procédés d'organisation, — des appâts financiers absolument nou- VCAUX.
1° Les héritiers de toute personne tuée dans un omnibus, “un tram, un paquebot, sur laquelle sera trouvé le numéro de la semaine, recevront d’une Compagnie d’assurances une indemnité de 2.500 francs.
2° Les trois premières personnes qui auront envoyé la solution d’un problème géographique posé dans le journal jouiront respectivement d’une rente de 25 francs par semaine pendant un an, de 12 fr. 50 pendant six mois, de 6 fr. 25 pendant trois mois.
Et comme l’Empire- Journal tient à encourager les lettres, il fait appel à ses abonnés pour sa rédaction et paie 26 fr. 25 les mille mots, toute copie acceptée, renvoyant toutes les _
LA CHASSE A L'ABONNÉ 117
autres à leurs auteurs s'ils ont eu soin de fournir une enveloppe affranchie pour le retour.
N'êtes-vous pas d'avis que, dans Part d'attirer les lecteurs et les abonnés, nos journaux français sont — pour l'instant — relégués au septième plan ?
On s'efforce, — depuis quelques années, — de retrouver l'emplacement occupé par l'Eden de nos premiers parents. Jusqu’à présent cette recherche n’a fourni aucun résultat probant, en revanche il est dès maintenant permis d'établir que c’est au Canada que se trouve le paradis des abonnés.
Jamais vous ne trouverez en tête d’un journal canadien l’avis traditionnel que tous les lecteurs français savent par Cœur : |
« Les personnes dont l’abonnement expire le..... sont prites de le renouveler de suite, si*elles ne veulent pas éprouver de retard dans l'envoi du journal. »
Au Canada, on s'abonne aux journaux... à crédit, comme cela est établi par le dialogue suivant que je trouve dans la chronique d’un de mes confrères de Québec :
LE MARI complant son argent. — Voici quatre piastres que je mets de côté pour aller payer demain le... (mettons Le Canadien)
La FEMME, élendant sa main polelée vers le roulean de quatre piaslres. — C'est que, vois-tu, j'en avais disposé autrement de ces quatre piastres. J'ai besoin d’une paire de gants, la petite d’une paire de mitaines ct toi de quelques cols. Tu paieras ton Canadien une autre fois. Les gazettes, ça se paie quand on à de l'argent de reste; il ne faut pas s'ôter le nécessaire pour le leur donner! Il ÿ en à tant qui ne les paient point ! Crois-tu que X... le paie, son journal, lui? I m'a dit l’autre jour qu'il devait trois ans. Sans doute, toi, tu le paieras, mais il peut bien attendre un peu!
118 LA CHASSE A L'ABONNÉ
Le mari cède, comme toujours, et le journal n’est pas payé.
Aussi, de temps en temps, les infortunés journalistes canadiens se livrent-ils à de véritables jérémiades.
« On nous doit trois cent cinquante abonnements sur cinq cents, s’écriait dernièrement l'un d’eux. Si nos clients ne se décident pas à nous payer, ou tout au moins à nous donner un acompte, nous allons être forcés de faire une faillite dont toute la responsabilité pèsera sur la tête de nos trop chers souscripteurs. »
Un journaliste américain émettait récemment l'avis qu'il était impossible à un journal de contenter tout le monde. et surtout ses lecteurs. :
Je m'en étais toujours un peu douté.
. Les doléances de mon confrère d'outre-mer sont de celles. qu'on ne saurait trop méditer : je me fais un devoir de les reproduire ici :
« Editer un journal est un travail très plaisant comme on peut Île voir.
« S'il contient trop de politique, personne n’en veut ; s’il en contient trop peu, personne n’en veut. Si les carac- tères sont trop petits, on ne peut pas lire; s'ils sont trop gros, on dit qu'il n y a rien à lire. S'il publie des dépèches, on dit que ce sont des mensonges ; s’il n’en publie pas, on dit qu'il n'est pas sérieux et qu'on les supprime pour raison politique.
« S'il donne quelque « bon mot » on dit qu'il est fait par des tètes sans cervelles ; s’il n’en donne pas, on dit qu'il est fait par des pince-sans-rire.
« S'il publie quelques relations originales, on le blâme de ne pas donner quelque chose de plus sérieux ; s’il en donne, on trouve qu'il ne sait pas distraire et qu’il donne ce qu'on a déjà vu dans d’autres journaux.
LA CHASSE A L'ABONNÉ 119
« S'il rend compte impartialement d’une réunion, on dit qu'il cût mieux fait de se taire; s’il ne le fait pas, on dit qu'il tronque les textes.
« S'il donne la biographie d’un homme public, on le taxe de partialité ; s’il n’en parle pas, on dit qu’il ne s’oc- cupe de rien.
« S'il donne un article qui peut intéresser les femmes, les hommes sont mécontents et vice versa. Si le directeur du journal va à l'église, on dit que c’est un clérical; s'il n'y va pas, on trouve que c’est un homme sans foi ni conscience.
« S'il reste au bureau pour diriger son journal, on dit qu'il a peur de se montrer ; s’il sort trop souvent, s’il va dans un café, on dit qu'il ferait mieux de diriger son journal. » ;
L'abonné n'est jamais content de son journal, — cela est d’une rigoureuse exactitude, — et cependant neuf fois sur dix, il rend hommage à lingéniosité du triquenard dans lequel il est tombé.
Sa situation est exactement celle du commanditaire naïf qui disait à sa femme pour justifier sa confiance excessive dans les entreprises de Tamponnet :
— C’est un malin ; rappelle-toi comme il nous à roulés dans l'affaire des 1.300 francs !
Léon MaYET.
AUGUSTE BRIZEUX
d'après une étude récente (suite) 0)
IT
E poète en Brizeux est l'écho fidèle de l’homme, de son esprit, de son imagination, de son carac- tère et surtout de son cœur et de sa sensibilité.
Pour bien s’en rendre compte, il faut analyser son œuvre, dont il a donné lui-même la synthèse dans l’Zntroduction des Histoires poétiques, 1854. « De mon pays, dit-il, j'ai tracé d’abord une image légère dans l'idylle de Marie (1831), puis un tableau étendu dans l'épopée rustique des Bretons (1846), laquelle trouve son complément dans ces Histoires poétiques et le recueil de Primelet Nola (1852). Tout a son lien dans le livre lyrique de la Fleur d'or, intitulé d’abord
-
(1) Voir la Revue du Lyonnais de Juillet 1899. |
AUGUSTE BRIZEUX 121
les Ternaires, 1841. Enfin, issu de la race celtique, je ne devais pas négliger sa langue : plus d’un chant de la Harpe d'Armorique où Telen Arvor (poisies en langue celtique avec une traduction française en regard, 1844), destiné à raviver la pensée et la poésie nationales, s’est répandu dans nos campagnes ». Il faut ajouter qu’une Poétique nouvelle, en 1855, compléta par un essai théorique l’ensemble de ces œuvres et, mieux que la Fleur d’or, résuma la vie intellec- tuelle et la physionomie morale de Brizeux (1).
Marie n’est pas un « roman », comme le poète l'avait d’abord appelée : c’est un « poème », ou plutôt, ainsi que l’écrivait Brizeux lui-même, « une idylle, une histoire d’amour entremêlée d’épisodes et d’idées. »
La dédicace en est exquise : À ma mére, dit le poète.
Prends ce livre qu'ici j'écrivis plein de toi,
Ettu croiras me lire et causer avec moi.
Si ton doigt y souligne un mot frais, un mot tendre, De ta bouche riante un jour j'ai dû l'entendre :
Son miel avec ton lait dans mon ême a coulé ;
Ta bouche en mon berceau me l'avait révélé.
L'héroïne du livre, ou plutôt des huit pièces qui lui sont consacrées, est une paysanne bas-bretonne, habitante du Moustoir, qui, tous les dimanches, vient à l’église, « pieds nus », se cachant à demi sous sa coiffe de lin.
Le jeune clerc d’Arzano l’a remarquée au catéchisme, et les jours d'école buissonnière, ils se retrouvent le long des haies odorantes; ils cueillent les marguerites; ils passent de longues heures assis au pont Kerlô et regardent couler les ‘flots, nager les poissons, ou voler les papillons et les libellules.
(1) Lecigne, p. 456-7.
122 AUGUSTE BRIZEUX
L'hiver suivant, Marie a les fièvres, et grandit si fort, mûrit si vite qu'après six longs mois elle a oublié papillons, libel- lules, poissons et marguerites. Bientôt, en l’absence de son jeune amoureux, elle épouse un honnête métayer. Le poète la revoit deux ou trois fois, la rencontre au Pardon de Scaër, avec ses deux sœurs,
Belle comme un fruit mûr entre deux jeunes fleurs,
lui achète des velours, des croix, une bague, qu’elle porte sans mystère. |
Elle a l'air calme d’une épouse et d’une jeune mère ; son image suit le poëte comme une bénédiction au sein de Paris et du monde. Il en demande des nouvelles au conscrit Daniel (1) et le supplie de lui rapporter quelque chose de Marie, un de ces riens charmants qu’elle à touchés :
Assis dans sa maison, alors regarde bien
Si quelque joie y règne et s'il n’y manque rien ;
Si son époux est bon, sa famille nombreuse,
Et si dans son ménage enfin elle est heureuse.
Et ses petits enfants, prends-les entre les bras,
Et s'ils ont de ses traits, tu les caresseras…
Ob ! s'il croît une fleur, une feuille à sa porte, Daniel, prends-les pour moi ! déjà séches, qu'importe ?
Marie ne lira jamais le poème qu'elle a inspiré: elle ne connait que Ja langue du pays. D'ailleurs, elle ne se croirait pas l’héroïne du livre.
Telle est cette histoire touchante, « légère comme le rève, réelle comme la vie», et autour de laquelle Brizeux a groupé
(1) M. Lecigne parle à ce sujet, p. 316 des « journées de février » : ces journées ont eu lieu en 1848,et Marie est de 1831-1840.— II s'agit des journées de juillet 1830,
AUGUSTE BRIZEUX 123
une quinzaine de pièces qui sont faites de rien, ou peu s’en faut, d’une impression, d’un souvenir : le Livre blanc, Paris, le Mois d'août, la Chanson de Loïc sous les buissons verts, l’Elégie de le Braz, Hymne à M. ITugres, Histoire d'Ivona, les Batelières de l’Odet, À la mémoire de Farcy. Qui ne connaît les vers délicieux du Convoi de Louise ?
Quand Louise mourut à sa quinzième année,
Fleur des bois par la pluie et le vent moissonnée,
Un cortège nombreux ne suivit pas son deuil ;
Un seul prétre en. priant conduisit le cercueil ;
Puis venait un enfant, qui, d'espace en espace,
Aux saintes oraisons répondait à voix basse.… re Par les taillis couverts,
Les vallons embaumés, les genéts, les blés verts,
Le convoi descendit au lever de l'aurore :
Avec toute sa pompe avril venait d’éclore,
Et couvrait en passant d'une neige de fleurs
Ce cercueil virginal, et le baïgnait de pleurs ;
L'aubépine avait pris sa robe rose et blanche.
Un bonrgeon étoilé tremblait à chaque branche :
Ce n'étaient que parfums et concerts infinis ;
Tous les oiseaux chantaient sur les bords de leurs nids.
Sainte-Beuve avait donc raison de dire dans la Revue des Deux Mondes, en 1841: « Marie dans sa troisième forme est la perfection même... Elle n'a plus qu'à rester comme cela, sans une épingle de plus ou de moins, et à vivre... Marie est le livre pottique le plus virginal de notre temps; c'est même le seul véritablement tel que je connaisse. Aux jeunes filles, quel autre à donner, je vous prie? Si elles s'appellent Marie, il leur revient de droit, avec un bouquet de fleurs blanches. Jen ai vu un exemplaire aux mains de
124 AUGUSTE BRIZEUX
deux charmantes sœurs à qui on l'avait envoyé, parce qu'elles avaient un chagrin ce jour-là, et 1l ÿ était écrit pour épigraphe ces deux vers :
Lire des vers touchants, les lire d'un cœur pur,
C'est prier, c'est pleurer, et le mal est moins dur.
Les deux vers étaient de Sainte-Beuve lui-même. La gracieuse et charmante idylle de Marie nous reporte à Moschus, à Bion, à Synésius, à Théocrite enfin. « Les poètes anglais du foyer, Cooper, Wordworth, n’ont jamais rendu plus délicieusement les joies d’un intérieur pur, la félicité domestique, le bonheur des champs. Il n’est pas chez les Lakistes un sonnet pastoral plus gracieux et plus limpide. » Enfin, mérite suprème, Marie est une œuvre sans précé- dent dans les lettres françaises. Elle nous apparait comme une fleur exquise qu'a produite spontanément la terre de Bretagne. Son doux poète, énergique à ses heures, chante si bien
Le noir Ellé d’abord, on le Scorf à ta droite Roulant ses claires eaux dans sa vallée étroite, Et, tel qu'un doux parfum, le chant de mille oiseaux S’élevant du vallon avec le bruit des eaux ; La brise dans les joncs qui siffle et les caresse ; Puis l'appel matinal de la premiére wesse, Répété tour à tour comme un salut chrétien, Du clocher de Cléguer à celui de Kérien… Adieu, Daniel! adieu, le bourg, l'église blanche! Adieu, ton beau pays! Après vépres, dimanche, Tes amis te verront pour la dernière fois, Et tu cacheras maltes larmes sous tes doigts ; Car pour nous, vieux Bretons, rien ne vaut la patrie, Et notre ciel brumenx et la lande fleurie!
=" lit ESCRENEUEs
AUGUSTE BRIZEUCX 125
Oui, nous sommes encor les hommes d’Armorique,
La race courageuse et pourtant pacifique,
Comme aux jours primitifs la race aux longs cheveux, Que rien ne peut dompter, quand elle a dit : Je veux! Nous avons un cœur franc pour détester les traîtres ; Nous adorons Jésus, le Dieu de nos ancétres.
Les chansons d'autrefois, toujours nous les chantons. Oh! nous ne sommes pas les derniers des Bretons ;
Le vieux sang de tes fils coule encor dans nos veines,
O ierre de granit, recouverte de chênes !
Les Bretons en dix chants, parus quinze ans après Marie, sont l’œuvre d'un art plus exercé, plus maître de lui, qui a pris plus de force, de sonorité, de relief et d'éclat, quoi- qu'il ait perdu la grâce printanière de sa fleur naissante.
Loïc Daulaz, le petit pâtre de Scaër, qui chante en con- duisant sa vache dans les landes, ne montera pas à l'autel, comme le voulait son curé, parce qu’il aime Arina Hoël, dont la sœur Hélène est aussi aimée de Lilèz. Après un Pardon, où Loïc et Lilèz ont défendu Mor-vran de Carnac contre « les buveurs de cidre », et une quête avec le vicaire, auquel Loïc a révélé « ses angoisses amères », le jeune homme va chez Mor-vran, puis aux îlots dorés du Mor- bihan : Houad, Hoëdic, Gavr'inis. Mais l’oubli ne descend pas dans son cœur ; alors Anna le rappelle.
Si tendre était sa voix et son regard si tendre
Qu Anna, les yeux baissés, s'oubliait à l'entendre. comprit, l'heureux clerc! — et lui prenant la main, Il y passa la bague en ajoutant : « Demain,
Demain, aprés la lutte, on dansera ; les fêtes
Seront pleines de joie, Anna, si vous en étes. »
Elle en est ; elle se mêle avec Loïc à cette ronde trop
126 AUGUSTE BRIZEUX
profane. Alors, le malheur entre dans la ferme d’Anna Hoël : sa mère languit d’un mal mystérieux. Anna s’em- barque à Concarneau pour le pèlerinage du repentir avec Lilèz et le vicaire. Une effroyable tempête se déchaine et menace de l’engloutir ; mais un cri vers le ciel les arrache à la mort. Ils accomplissent leurs vœux et reviennent aider Hoël à bien mourir, le conscrit Lilèz à se préparer au départ pendant la funèbre veillée des morts.
Tous sont dans la tristesse : Anna pleure son pere, Et Liléz son départ. — Et toi, Loic, mon frère ? — Oh! moi, vous savez trop comment s'en vont mes jours ; Votre sort est le mien : aimer, souffrir toujours. Mais voilà que les conscrits luttent contre les gendarmes : Loïc et Lilèz s’échappent, fuvant de pays en pays, Chevreuils légers des bois poursuivis par les chiens.
Ils voyagent longtemps par les nuits sombres, jusqu'à ce qu'on leur annonce une amnistie. Adicu, les angoisses! Loïc et Lilèz rentrent à Scaër et, le même jour, épousent lun Anna, qui s'est fait un peu prier, et l’autre Hélène. La double noce s’arrète sous les ifs du cimetière et convie ses morts
À se méler un jour aux féles de ce monde. J Les pauvres en sont aussi,
Comme en ces ges d'or, lointain qui toujours brille, Tous ne formaient entre eux qu'une seule famille. Cette histoire romanesque n’est que le côté secondaire du poëme et « l’entoure moins comme un vêtement que comme une écharpe », disait Charles Magnin: elle sert de
AUGUSTE BRIZEUX 127
prétexte à tous les incidents, pardons, pèlerinages, tem- pêtes, voyages, qui nous peignent les Bretons dans leur vie rude et patiente, simple et naïve, religieuse avant tout.
Brizeux et d’autres avec lui ont parlé d’épopée, à propos des Bretons. Mais il ne pouvait être l’Homire de la Bre- tagne, et on ne doit voir dans son poème « ni une épopée légendaire, ni une épopée héroïque », comme le fait remar- quer M. l'abbé Lecigne. Il ne faut y reconnaître qu’un poème descriptif, doublé d’un roman, Les travaux et les jours de la Bretagne, suivant l’heureuse expression de Charles Magnin.
« Brizeux a été l'Hésiode ou le Walter Scott de sa patrie. À son appel, les voilà qui apparaissent en foule, les recteurs, les fermiers, les fermières, les pêcheurs, les conscrits, Loïc, Lilèz, Anna, Hélène, Hoël, Mor-vran, bardes, aubergistes, marchands, commères, tout un peuple. Y a-t-il un des traits bretons qui leur manque ? Regardez : croyants et pieux, c'est le fond de la race ; durs au travail, il le faut bien, l’Âpreté du sol les y à contraints ; naturellement poètes, avides de merveilleux, avec je ne sais quoi de ten- drement rêveur, comme tous les peuples chez lesquels prédomine l'imagination ; mélancoliques surtout : leurs chants de joie eux-mêmes finissent en élégics(r). » Les Bretons de Cornouailles, ceux de Léon, ceux des îles revi- vent dans le poème de Brizeux, avec leur phvsionomie particulière et leurs mœurs spéciales.
Déjà, sans doute, dans Marie, le lecteur avait vu passer sous ses yeux les enfants traversant Îles genèts et les chemins creux pour se rendre au catéchisme,
(1) Lecigne, p. 359.
128 AUGUSTE BRIZEUX
Dans les beaux mois d'été, lorsqu’au bord d'une haie On réveille en passant un lézard qui s’effraie, Quand les épis des grains commencent à durcir, Les herbes à sécher, les imüres à noircir…
© Tous pieds nus, en chemin, écartant le feuillage Pour y trouver des nids, et lous à leur chapeau Portant ces nénuphars qui fleurissent sur l'eau.
On avait salué aussi la jeune bretonne avec « son corset rouge et ses jupons rayés ». Mais les Bretons déroulent devant nous des tableaux bien plus variés. Ce sont d’abord les Pardons, les quêtes, à l'heure où
L’aube pointaît, la terre élait humide et blanche ; La sève en fermentant sortait de chaque branche ; L'araignée étendait ses fils dans les sentiers
Et ses toiles d'argent au-dessus des landiers… Heure mélodieuse, odorante et vermeille,
Première heure du jour, tu n’as point ta pareille !
Ce sont ensuite les luttes sur le gazon, les marchés rem- plis De beuglements de bœufs aux cornes acérées ; les conscrits en marche, le travail au champ, les grands ct robustes paysans récoltant le blé noir :
Un chêne de cent ans avec son grand feuillage,
Un Brelon chevelu dans la force de l'âge,
Sont deux frères jumeaux au corps pur et noueux, Deux frères pleins de sève et de vigueur lous deux.
. C’est le recueillement des hommes, « graves et mürs », à l'église, ou leurs entretiens avec « le clerc », le vicaire et le recteur. Ce sont enfin les fiançailles, les noces, les fêtes des morts, les veillées d’hiver.
AUGUSTE BRIZEUX _ 129 Voilà pour les habitants. Voici pour le pays :
La lande Qui jelle vers lesoir une odeur de lavande... Un lourd soleil d’aplomb sur nu terrain pierreux… Le murmure des pins sur le bord de la mer. | … Bruyantes et gonflées, Les sources vers la mér vont dégorger leurs eaux, Et les rocs de Pen-Mark déchirent les vaisseaux.
L'enfer de Plo-Goff est une évocation saisissante ; la tempête au Ix° chant apparait comme « une scène d’une pathétique horreur ».
Comme un bruit de chevaux, cachés dans le brouillard, . On entendit gronder les rochers de Pen-Mark.
Ils étaient la, debout, péle-méle et sans nombre,
Devant eux, sur la mer, projelant leur grande ombre ;
Les flots couraient sur eux avec leurs mille bras ;
Cabrés conlre les flois, ils ne reculaient pas ; -
Hérissés, mugissants, inondés de poussière,
Ensemble, ils secouaient leur bumide crinière.
De leur masse difforme ils effrayaient les yeux ;
L'oreille s'emplissait de leurs cris furieux ;
Et l’homine tout entier, en face de ces roches,
Dont les aiseaux de mer bravaient seuls les approches,
Sur son mince vaisseau, pâle et dans la stupeur,
Se voyant st chélif, sentait qu'il avail peur.
Sur les bords de la Baie des Trépassés, chant X°, Brizcux ne verra pas les souriantes Néréides de Raphaël, de Féne- lon et de Chénier, mais je ne-sais quelle divinité druidi-
que, dure, humide et glauque : N°2. — Aoùt 18. 9
130. AUGUSTE BRIZEUX
Elle se lord sur son banc de limon ; Ses verditres cheveux, l'algue et le soëmon, Elle les jetle au vent ; les vents par leurs baleines Révcillent en sursaut et requins el baleines : Toul le ciel relentit d’épouvantables bonds.
Plus loin, les montagnes d'Arré
Dressent sur le.chemin leur dos Or 116 el sacré, Le dos de la Bretaone.
Brizeux est donc un admirable peintre d’esquisses bretonnes. Mais il sent que ce ne serait pas. assez, ct il veut qu'on découvre dans son livre « la vie humaine, ce fond éternel de toute poésie », |
!
Si mon pays mourant repil dans ON poème, _. Toute la vie humaine y trouve aussi sa part, Du berceau de l'enfant au tombeau du. vieillard.
Après les purs amours cachs dans des feuillées,. Les elas des morts viendrout et les noires veillées, Les veuves dont les pleurs inondent un. cercueil,
Et les barques, la nuil, sombrant sur un. A
Puis le pauvre niteur cherchant son pain sous terre, On sans pain, sans abri, le bardi réfraclaire, Les durs travaux des champs, les joûtes, les lulleurs, . Et les noces aussi, leurs danses, leurs chanteurs,
Et landes, bois, vallons, ci la douleur S 'émousse, : à Enfin tout ce qu fait LE vie. amère el douce. |
Les Bretons, d'après Brizeux, * trouvent leur complément dansles Histoires poëliques etle recueil de Primel et Nola ». En effet, si les Histoires poétiques contiennent une série de poèmes que M. Lecigne appelle d'un nom très heureux
AUGUSTE BRIZEUX 131
« le cycle des Humbles », Jobet son Cheval, le Vieux Rob, la Mère du Conscrit, les Hétres de Lo-Théa, l'Incendie, P Arti- sane, etc., Où on trouve comme un écho de la poésie de Sainte-Beuve, dans son Joseph Delorme, et un avant-goût de celle de François Coppte, les histoires et les légendes bretonnes occupent la plus grande place dans ce recueil, où Brizeux a versé le trop-plein des Bretons. Voici les Péébeurs, les Moissonneurs, les Ecoliers de Vannes, l Combat. de. Lez- Breiz, Morvan, le Cid de la Bretagne, rival de Louis le Débonnaire. Voilà la sanglante idvlle de Lina, fille du duc de Bretagne, qui aimait le batelier. Loïs, son frère de lait, et se précipita avec lui dans un lac plutôt que d’épouser lé seigneur de Plaisance, « un noir poursuivant d'amour ». Ailleurs, c’est Ja belle légende de Rosi/y, les Znmortels de Saint-Vermolé, le lac de PEostik et enfin Primel et Nola: la jeune veuve d'u vieillard offre sa main à un jeune homme fier et généreux, qui ne l’épousera que le jeur où il aura gagné son habit de noces. Devant ce récit, on sc demande involontairement que sont devenues la fraicheur virginale, la délicatesse ravissante de Marie, Celle grappe du Scorf, cette fleur du blé noir, dont Alfred de Musset aurait dit :
C'est la rosée en pleurs Dans les fleurs. La Muse de Brizeux à vieilli; elle n’a plus répondu joyeusement à son appel, lorsqu'il fui disait : . . . « Esprit des champs et de la lande, Versez en moi la paix pour que je la répaude (1).
(1) Invocation de Primel et Nolu,
132 . AUGUSTE BRIZEUX
Il faut en dire autant des Ternaires, 1841, ou de la Fleur d'or, 1853, qui contient environ trente pièces ajoutées à celles des Ternaires. C’est un poème philosophique ou symbolique, l’Itinerarium mentis de Brizeux : « les jours florissants; les jours civils; les jours suprèmes », où il
dit :
Mon voyage es! fini. Vienne à présent le sort : Mon cœur est aussi bon, mon esprit est plus fort.
Est-ce bien sûr ? Il n’y parait guère. Sa pensée religieuse est indécise et flottante entre le scepticisme et la foi; sa pensée artistique unit désormais à la Bretagne l'Italie, sa nature enchanteresse, les splendeurs de son soleil, les charmes d’une terre où croît la Fleur d’or,
Douce comme le ciel de la bloude Toscane.
Les pièces, 4 Naples, En revenant du Lido, Aux environs d’'Albano, l'Aleatico, alternent avec 4 Marie endormie, En passant à Kemper, Lo-Théa, le Combat de Saint-Patrick. Barbey d’Aurevilly, dans son livre /es Œuvres et les Hommes, reproche vivement à Brizeux d’avoir ainsi perdu « sa nationalité poétique » : Saint-René Taillandier et M. Le- cigne, au contraire, trouvent originale cette alliance des deux patries. intellectuelles et artistiques du poète.
Quoiqu'il en soit, la Poétique nouvelle est, mieux que la Fleur d’or, @ le lien général » de l’œuvre de Brizeux. Il veut indiquer, après Horace, Boileau et André Chénier dans son poème de l’{nveution, le fond de toute poésie : en réalité, il ne nous fait que la confidence de ses idées et l'histoire de son esprit poétique et critique. La Nature, la Cité, le Temple, voilà les trois parties de la Poétique nouvelle,
AUGUSTE BRIZEUX 133
les trois sources d'inspiration pour tout artiste : /a Nature, initiatrice de tout vrai talent,
Celui qui n'a point bu son lait ne vivra pas,
est la mère de la poésie lyrique et de la poésie pasto- rale. La Cité inspire la satire, l’élégie, la tragédie, la comédie, celle de Molière surtout, le sage, l'artiste, Le grand contemplateur, au rire bon et triste (1).
Le Temple, les monuments, les églises de Rome, où l’on foule aux pieds la cendre des héros et des saints, donne naissance à l'épopée. Puis la poésie, la philosophie, la théologie apparaissent chacune avec leur cortège, dont on ne voit pas bien le rapport avec ce qui précède.
La dernière œuvre de Brizeux n’a pas le souffle poétique de l’Znventior d'André Chénier ; pourtant, elle lui est supé- rieure par l'élévation des idées, le sentiment de la nature et le respect des traditions littéraires. Notre poëte ne dit pas seulement :
Sur des pensers nouveaux faisons des vers antiques ;
mais il unit Shakespeare à Corneille, à Racine, « brillant dans la cour divine de l’art tragique ».
S'il est vrai, comme l’a très bien dit Lamartine (2), que pour faire « un poète véritable », il faut « une puissante sensibilité pour sentir, une puissante imagination pour concevoir et une puissante raison pour régler son imagina- tion ct sa sensibilité », on doit reconnaitre que Brizeux n'a
(1) Souvenirs et portraits. (2) Lecigne, p. 481.
134 AUGUSTE BRIZEUX
que l’un des trois dons du grand poëte : une puissante sensibilité. Il lui manque et la puissance de la raison, ou de la pensée, et la puissance de l'imagination créatrice. Il n’a que la raison et l'imagination nécessaires pour composer avec art, non pas des poèmes de longue haleine, de larges tableaux épiquesou lyriques, mais des séries de vignettes, où le dessin des figures et le relief des scènes ressortent en pleine lumière, grâce à une couleur sobre et forte.
Il est plus artiste que poète, grâce à une habileté d’exé- cution, voisine du génie. | ‘I croit que l’art ne doit pas être une copie de la nature, un miroir qui réfléchit, mais un prisme qui colore. La nature idéalisée, voilà ce qu’il poursuit dans son œuvre.
Son style poétique est très personnel et très original. Pas de procédé artificiel : la simplicité, le naturel, une par- faite ingénuité, une transparence merveilleuse. « I! réfléchit dans son flot de cristal les faits, les personnages, les scènes de la nature qui les encadre, comme les ruisseaux de Bre- tagne reflètent en leur miroir le paysage de chènes ou de rochers qui s'étale sur leurs bords (1) ». Si, dans sa pre- mière manière, l’auteur de Marie a quelques nonchalances, quelques banalités, il s’en corrige bientôt par un effort sou- tenu, et arrive à la précision élégante, à la sobriété forte, qui en font un de nos bons écrivains. Volontiers, il aurait dit avec Joubert : « Je n'arrête jusqu’à ce que la goutte de lumière dont j'ai besoin soit formée et tombe de ma plume. » |
« Sa versification n'offre point de ces effets d’harmonie
se ; « _….
(1) Brizeux en parle mieux qu'Alfred de Musset lui-même dans des vers célèbres.
AUGUSTE BRIZEUX 135
musicale, où Lamartine et Victor Hugo révèlentleur maîtrise souveraine; mais on trouve chez lui les coupes irrégulières, les rejets et les enjambements d’un poëte qui connaît la technique de son art.Ilaeu tort de modifier la coupe classique du sonnet et de préférer dans plusieurs des tercets de la Fleur d'or (le Livre des Conseils) le vers étroit de huit syl- labes au grand vers de haut vol et de libre allure. »
M. Lecigne estime qu’il n'était ni classique ni roman- tique. On pourrait croire, pourtant, qu'il fut l’un et l’autre à Ia fois, avec la mesure et le goût qui le caractérisaient.
Romantique, il l’est, puisque le romantisme c’est le règne du moi dans la littérature, la poésie, et que Marie nous apparait comme une confidence, discrète, sans doute, et charmante, mais enfin une confidence intime dans k genre de celles du chantre d’Elvire, d'Olympio ou du poète des Nuits. Qu'il n'y ait dans Marie ni un ridicule et pompeux « étalage du moi », ni un désespoir tragique à la René et à la Byron : d'accord. Mais c'est de la poésit "intime, per- sonnelle, subjective et partant romantique. -=-Même dans les Bretons, les Histoires poétiques, la Fleur d’or;-où le poète s'efface pour ne peindre que sa Bretagne, son:fralie et ses héros, n'est-il pas encore romantique par ce goût de la cou- leur locale et d’un certain exotisme, dont il a porté le goût à un si haut degré? — Romantique enfin, il l’est, dans sa langue et son style, comme le reconnait M. Leci- once, en saluant en lui « un disciple fervent ct discret à la fois des grands révolutionnaires romantiques, qui ont renou- velé notre vocabulaire ct notre poësie » (1). Seulement, il y
(1) Brizeux, p. 337. La même idée est exprimée p. 437 et fait ainsi double emploi. L'auteur aurait évité ces redites en fondant en quelques chapitres plus généraux ses études spéciales sur les œuvres du poîte,
136 AUGUSTE BRIZEUX
a dans Brizeux « des négligences », des «inégalités », signalées autrefois par Villemain et Charles Magnin et trop atténuées peut-être par M. Lecigne, qui loue « le fini du travail » de Marie et l’impeccable perfection des Histoires poétiques. Mais si l’ami d'Alfred de Vigny, d’Auguste Barbier, de Sainte-Beuve et de Deveria, était assez romantique pour qu'en 1835 l’auteur de Chatterton lui écrivit: « Où étiez- vous, mon ami, où étiez-vous ? Quand A. Barbier, Berlioz, Antony et tous mes bons et fidèles amis me serraient sur Jeur poitrine en pleurant, où étiez-vous ? Mon premier mot à Barbier a été: « Si Brizeux était ici! » L’ami d’Andrieux, J’admirateur enthousiaste d’Ingres, auquel il a consacré un Hymne, et de la beauté plastique de Part italien de Ja Renaissance, ne pouvait point ne pas être classique, non pas de ce classicisme finissant, qui s’enfermait dans de vaines et étroites formules, mais de ce classicisme large et libéral, qui est «l’école de l’ordre, de la mesure, du bon goût et du bon sens » — « J’appelle classique ce qui est sain », disait un jour Gœthe : à ce point de vue, l’auteur de Marie est classique, lui pour lequel les lettres et la poésie sont l'âme qui se déploie tout entière dans sa puissance ordonnée, sa beauté et son harmonie native, sans le faux brillant de la déraison, sans les excès d’une sensibilité fiévreuse, d’une désespérance morbide.— Il est classique encore, parce qu'il croit aux genres et aux règles, comme Horace, Boileau, André Chénier, dont il se réclame dans sa Poétique nou- velle, tout en disant « qu'après la poétique des règles, il restait à faire une autre poétique », la poétique des sources d'inspiration :
Ils ont donné la forme et j'indique le fond.
— Îlest classique enfin par l'art de la composition, l'amour
AUGUSTE BRIZEUX 137
du naturel et de la simplicité, le travail consciencieux et le fini de ses œuvres. Il n’a pas brassé la poésie à pleine cuve ; il a ciselé longtemps son petit écrin de perles, dont toutes, pourtant, ne sont pas de la plus belle eau.
Ce qui manque ke plus à l’œuvre de Brizeux, c’est d’être chrétienne. Quand il écrivait Marie, il était « sans culte », comme il l'avoue lui-même. S'il voyait en Jésus « son ami le plus doux », il n'y voyait pas un Dieu, mais un philosophe :
Philosophe essénien, amoureux des symboles,
De sa bouche abondaient de longues paraboles,
Des mots myslérieux sous lesquels il couvrait
Sa doctrine puisée au lac de Nazareth.
Les sages écoutatent, maïs ils ne croyaient pas. Nous,qu'écoulter et croire? Homme ou Christ, oh! qu'importe ?
Il importe souverainement et il y va de toute la religion.
Dans la Fleur d’or, le poète présente le christianisme ct la foi comme le lait de lenfant, et la philosophie à laquelle il s'adresse en disant :
Sœur de la piété, noble philosophie,
comme le pain de la virilité. Les millions de martyrs de la Ville Eternelle, la majesté de saint Pierre, les sublimes enseignements des Catacombes ne disent rien, absolument rien, au cœur de Brizeux, fermé à toute idée chrétienne. L'art seul le remplit de sa foi, et les hymnes au Pére, au Fils et à l'Esprit